De l’existentialisme linguistique: Je te donne un nom; donc, tu existes

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couv-medlaoui

Trois parodies en exergue:

  1. - ?Au commencement ?tait le Verbe?; ?Et le Verbe s'est fait chair et il a plant? sa tente parmi nous? (Evangile selon Jean 1: 1 et 4).
  2. - Parodions ?Hamlet selon Shakespeare? ?Etre verbalis? ou ne pas l??tre; c?est l? la question?
  3. - Parodions le Cogito de Descartes ?On m?appelle; donc je suis?

Donner/prononcer un nom?; c?est quoi en g?n?ral??

Le fait de donner un nom et/ou de le verbaliser ou de le taire, n?est pas un simple fait de communication neutre dans un sens donn?. C?est un acte positif, actif et m?ta-significatif, o? interf?rent, en compl?mentarit? ou en rapport d?exclusion, plusieurs m?ta-significations qui ?tablissent, confirment ou d?nient toute une gamme de rapports entre celui qui d?nomme ou baptise et le d?nomm?, en fonction du type des rapports existants ou qu?on cherche ? ?tablir, ? confirmer ou ? camoufler ente les deux parties. De tels rapports sont par exemple: la reconnaissance ou le d?nie d?une existence ou d?un statut, l?appropriation, la tutelle, la fonction de vicariat ("???????"), etc.

C?est ainsi par exemple que {Lorsque Dieu a dit aux anges: je vais ?tablir un vicaire sur la terre}, pour pr?parer l?homme ? cette mission, {Dieu apprit ? Adam les noms de tous les ?tres}. Pour montrer aux anges, qui n?ont pas pu nommer les ?tres, que l?Homme est plus qualifi? pour le vicariat sur terre, {Dieu dit ? Adam: apprends leur les noms de tous les ?tres} (Coran?; La G?nisse?: 28-31).

C?est pourquoi, d?autre part, et dans le monde ici-bas, d?s que l?Homme (individu ou collectivit?) s?appr?te ? s?approprier un espace, un objet ou m?me un ?tre de sa propre esp?ce, il lui colle d?embl?e un nom. Ainsi, les nations et peuples conqu?rants (militairement ou commercialement ou autrement) donnent toujours des toponymes et des ethnonymes aux espaces et peuples conquis (la plupart des toponymes et ethnonymes sont des appellations externes). Quiconque engendre une prog?niture se l?approprie d?embl?e en la baptisant (personne ne choisi son pr?nom). Plus que ?a, la premi?re mesure que prenait l?acqu?reur d?un esclave, c??tait de lui redonner un nouveau pr?nom, qui scelle sa nouvelle condition existentielle plus que tout acte l?gal. Jadis, au Maroc par exemple, on donne dans tels cas des pr?noms porte-bonheur pour l?acqu?reur de la nouvelle acquisition, de type: ?????/??? ??????/??? ?????/??? ????/??? ????/? , etc.. Cette rebaptisation sert de titre s?miologique et psychologique pour la nouvelle existentialit? du rebaptis?, qui abroge ce qui la pr?c?de, et qui constitue un titre de propri?t? pour le nouvel acqu?reur plus fort que tout titre l?gal de transaction.

Le long de cette dimension, il y a deux types de culture: la culture d?appropriation et la culture d?emprunt. Comme exemple prosa?que dans notre nouvel environnement de production, de propri?t? et d??change, et loin de parler de la propri?t? scientifique et industrielle, parlons juste de gastronomie. La cuisine marocaine est mondialement appr?ci?e, dit-on, pour sa qualit? et pour la richesse de sa diversit? en plats. Malgr? cela, et m?me si la philosophie empiriste anglaise a fait passer pour adage, l?expression suivante "The proof of the pudding is the eating" (la preuve de l?existence du boudin, c?est le fait de le manger), ces plats n?ont pas de statut existentiel, parce que, ? part ?couscous?, ?tagine?, ?mechoui? et peu d?autres, ces plat n?ont pas de noms consign?s dans le lexique et standardis?s comme tels dans les cartes et menus. Les cultures du deuxi?me type empruntent m?me des noms pour baptiser leurs propre prog?niture, et non pas seulement le produit de leurs mains.

Sur un autre plan, plus sp?culatif, du rapport s?miologique entre l?existentialit? et le nom, la litt?rature de la pens?e juda?que est d?une ?loquence particuli?re: quoique beaucoup moins riche que d?autres litt?ratures proches, en mati?re de formules de pri?res invoquant le mal sur autrui, le plus s?v?re ostracisme qu?on y invoque sur une personne ou une collectivit? honnie est de dire??yimmah semu? ??? ??? "Que Dieu efface son nom" (voir Ici). Parmi les manifestations historiques concr?tes de cette connexion intellectuelle dans cette pens?e entre l?existentialit? et le nom, il y a notamment le sort qu?a connu le nom du grand tanna talmudique, Elisha Ben Abuyah, jug? h?r?tique dans la tradition rabbinique (voir Ici). A cause de ce jugement et comme mesure d?ostracisme, cette tradition a ?tabli comme r?gle de ne plus jamais verbaliser ni ?crire le nom de ce personnage. La litt?rature rabbinique l?a plong? ainsi depuis dans l?ind?fini (lire ?n?ant?) en n?en faisant allusion que par Aher ??? "l?autre". Priv? de la verbalisation de son nom, le personnage n?a donc jamais exist? selon cette s?miologie.

Verbalisation du nom et rapports sociaux et/ou hi?rarchiques

C?est dans le m?me syst?me s?miologique, mais sur un autre plan, que s?inscrit la tradition pan-culturelle de taire le nom de tous les objets, les fonctions ou les rapports sociaux r?els dont la schizophr?nie d?une culture donn?e refuse de reconna?tre l?existence (tout ce qui se rapporte ? la sexualit? par exemple). On appelle ?a des tabous. Dans certaines culture, notamment au Maroc, l??pouse de X n?est pas invocable par autrui en pr?sence de X ou en s?adressant ? lui. Non pas seulement le nom de l??pouse est syst?matiquement tu, mais son rapport social m?me avec X qui est syst?matiquement tu. On y fait r?f?rence par tant de m?tonymies euph?miques (?????? ???????? "?????"? "????????? ?????"? "???????"? "?????"? "??????"? ).

Par un autre d?tour de signification, mais toujours dans le cadre de cette connexion anthropologique entre la verbalisation du nom d?une part et les diff?rents types de rapport (parit?, soumission, appropriation) entre le d?nomm? et celui qui verbalise le nom d?autre part, la pens?e juda?que nous offre encore une fois un bon exemple. A partir du moment o? les religieux ont consid?r? qu?Isra?l a tellement manqu? ? remplir les termes de l?Alliance, ils ont d?cr?t? que ce peuple (rabbins compris) n?est plus attitr? ? verbaliser le nom de l?Eternel tel qu?il est consign? dans la Bible, ? savoir le t?tragramme YHWH ????. En pri?re et dans la lecture de la Bible, il doit se contenter de lui substituer Adonai? "Mon Seigneur", et dans la vie de tous les jours, seulement le terme Ha-Chem ??? "Le Nom" (voir Ici.). Et, au passage, c?est des m?mes valeurs s?miologiques que d?rive le fameux nom d?origine h?bra?que (?? ????) du Grand Djinn, dit ?Shem-Harosh? (lit. "Nom du plus Grand") dans la culture marocaine. Ce dernier trait anthropologique de la s?miologie de verbalisation du nom, en fonction du rapport de rang entre la partie qui nomme et le r?f?rent ? d?nommer, d?passe en fait la seule sph?re religieuse du Juda?sme puisqu?on le retrouve dans beaucoup d?instituions th?ophaniques, sociales et m?me familiales aux rapports hi?rarchiques hautement codifi?s.

Apoth?ose et th?ophanie du nom

Pour revenir ? la s?miologie du rapport entre le fait de donner un nom et le statut existentiel et ontologique m?me du r?f?rent, force est de noter que m?me les textes sacr?s fondateurs, et la pens?e religieuse en g?n?ral, l?avaient d?j? abord?e. En parlant du statut ontologique des divinit?s pa?ennes de la soci?t? d?Arabie, le Coran en l?occurrence s?adresse ? cette soci?t? en ces termes?: {Ce ne sont que des noms que vous et vos p?res avez ainsi nomm?s et que ne sous-tend aucune force [cr?atrice] de Dieu} (L?Etoile: 23). Pour ce qui est du fondateur du dogme chr?tien, St Augustin, la premi?re rude bataille intellectuelle et de pr?che qu?il a d? mener apr?s sa conversion, fut justement celle qu?il mena contre ses propres anciens condisciples du dogme manich?en persan. Celui-ci con?oit le monde comme une ar?ne o? s?affrontent deux forces: le principe du Bien/Lumi?re qu?incarne Ahura Mazda, et le principe du Mal/T?n?bres qu?incarne Ahriman. Quoique n?gation l?un de l?autre, et par la seule force de leurs noms respectifs, ces deux concepts ont tous deux acquis, dans le cadre intellectuel de ce dogme, le m?me statut d?existentialit? ontologique, ? telle enseigne que cela a eu des r?percussions, par la suite, m?me sur certaines manifestations des religions monoth?iste, o? l?entit? Satan a fini par acqu?rir de v?ritables attributs divins en omnipotence et omnipr?sence. C?est l? la mystification que St Augustin a tenu ? lever dans Les Confessions, en d?montrant que seul le Bien est un concept positif, digne de statut existentiel, et que le mal n?est que la conceptualisation n?gative de l?id?e du Bien; tout comme les t?n?bres ne sont qu?une conceptualisation n?gative de l?absence, pour une raison accidentelle, de la lumi?re qui, elle, a une existence positive, ontologique et m?me physique et perceptuelle. C?est le n?ant, qui est, selon Augustin, l?expression absolue de tous les concepts n?gatifs (Les Confessions. Gallimard; p.57).

C?est la m?me d?mystification du m?me manich?isme, que fera, plusieurs si?cles plus tard, l?Imam al-Makhfi, dans la fameuse al-Risaala al-jaami3a des Ikhwaan al-Safaa, lorsqu?il dit que "Le mal n?a pas de statut ontologique au niveau de la premi?re instance de la Cr?ation? (?? ???? ?? ??? ?? ?? ??????? ?????), et qu?il n?est que l??manation du "moi pervers" (????? ??????? ??????) du complexe psychique de l?individu. Pour cet Imam ?galement, le mal est un concept n?gatif. ?Et avec la n?gativit? du concept du mal, explique-t-il, et la n?gativit? de son ?cr?ateur? selon les termes des manich?ens, et qui n?est en r?alit? que ?le moi pervers, il n?existe donc que le Bien et son Cr?ateur, l?Eternel. Ainsi le monoth?isme est affirm?, et l?anthropomorphisme, l?impuissance et le paganisme polyth?iste, ?vacu?s? (??????? ???????. ??? ????? ?75).

Ce nominisme polyth?iste et ce manich?isme, ont-ils donc enfin disparus de notre environnement intellectuel global? Mais que dire alors de toute cette faune de sphinx, monstres et crocodiles, qui peuplent non pas seulement nos chapelles th?ologiques, mais tout notre environnement, de la pens?e sp?culative, au discours politique, voir m?me certaines approches des disciplines psychologiques et sociales? Ces entit?s qui, par le simple fait qu?elles portent des noms, horrifient et terrorisent les uns et servent aux autres de portes manteaux pour se d?barrasser de leurs forfaits en le pr?tant aux diff?rentes manifestations m?tamorphiques de Satan. C?est ? propos de ce dernier cas que St Augustin a dit de tous les types d?imposteurs ce qui suit: ?Ces pr?ceptes salutaire [de responsabilit? dans la foi chr?tienne], ils essaient de les abolir quand ils disent: "c?est du ciel que te vient la cause in?vitable du p?ch?", ou encore "c?est V?nus l?auteur de cette action, ou Saturne, ou Mars"} (Les Confessions. Gallimard; p.67).

Dans les temps anciens, il y avait des artisans (comme Terah, p?re d?Abraham; v. Ici) qui fabriquaient de petites statuettes mignonnes, que le commun des mortels s?arrachent dans les boutiques pour qu?elles leur servent de petites divinit?s domestiques protectrices qui les soulagent dans leur ignorance, impuissance, d?sarroi et inqui?tude. Dans d?autres cultures o? l?activit? plastique est bannie, se sont des noms fabriqu?s par une autre esp?ce d?artisans, qui assurent cet office th?rapeutique aupr?s des masses. Des fabricants de ce dernier type de marchandise, on en trouve nom pas seulement en th?ologie et en discours de pr?che; on en trouve ?galement et surtout en sciences et discours politiques, et m?me dans certaines disciplines psychologiques et sociales. Je reste toujours marqu? par ce que le grand linguiste, le professeur ?m?rite ? MIT, Morris Halle, m?a dit un jour affectueusement mais en ironisant sur certains aspects du march? de production et de publication dans le domaine de la linguistique, qui est pourtant la discipline la plus proche de l?exactitude formelle en sciences de l?homme: ?You want to be famous? Just go through and coin new names?.

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