La nuit de rêves

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J’avais la langue et les yeux en feu, mais je consentais à cette souffrance pour être belle. Rongée par cette vanité féminine qui n’attendait guère le nombre d’années pour éclore

J’ai eu une enfance où toutes les envies patientaient jusqu’à la nuit du destin. Lorsque les portes du ciel s’ouvraient et que descendaient les anges, portant ma chance sur leurs ailes.  Ils venaient, m’avait-on dit, écouter mes prières et les exaucer. Cette nuit valait mille autres. Avec dévotion, je me mettais à l’œuvre en égrenant le chapelet des vœux, comme on ouvrirait un carnet de commande. Je voulais des poupées à profusion, de l’argent en abondance, des rivières de bonbons et la santé pour pouvoir m’y abreuver jusqu’à plus soif et tant qu’à faire, mes largesses couvraient toute ma famille

Cette sainte nuit, la sainte qu’était ma grand-mère s’assit enfin, épuisée par une longue journée de jeûne et de travaux ménagers. Elle m’appela à elle. Elle était penchée sur le côté et balançait sa main sous la banquette du matelas, jusqu’à atteindre sa vieille boite de chocolat Mackintosh devenue nécessaire à couture.  Aux côtés des fils et des boutons, la bobine de Souak patientait. Elle déroula l’écorce de noyer et en coupa un petit bout qu’elle me tendit et que je m’empressai de sucer pour avoir des lèvres rouges écarlates. Elle sortit alors son meroued, ce petit bâtonnet en bois qu’elle plongea dans une poudre noire et qu’elle me mit dans les yeux, en veillant à ce que le Khôl dessine un sillage régulier et charbonneux au ras de mes paupières. J’avais la langue et les yeux en feu, mais je consentais à cette souffrance pour être belle. Rongée par cette vanité féminine qui n’attendait guère le nombre d’années pour éclore, je jetai mon dévolu sur ce fameux baume à lèvres vert à l’étui incrusté de petites fleurs dorées et qui remplissait les étals des souks. Je me souviens, en cette nuit du souvenir, que je l’avais suppliée de m’en dessiner deux petits ronds sur les joues pour les rosir. J’en  avais demandé trop et en guise de refus, j’avais essuyé un hchouma qui mettait fin à mon impatience et à mes velléités. Peu m’importait la réprimande, j’étais jolie et je paradais dans toute la maison. Cette nuit, je pouvais faire comme les grands, au grand dam des grands qui ne me laissaient jamais rien faire. La nuit du destin était un bal somptueux, une soirée féerique éclairée par les étoiles des cieux, c’était la nuit de tous mes espoirs. Je luttais contre le sommeil en espérant l’accompagner à la mosquée pour la prière de l’aube. Je caressais le désir secret de croiser un ange égaré dans les ruelles de Derb Soltane et de lui dire avec insistance de traiter au plus vite mes requêtes. Malgré moi, je fermais les yeux, le ventre repu de couscous, la tête pleine de ces êtres de lumière qui se pencheraient sur moi et qui noteraient assidûment mes souhaits afin de les transmettre à qui de droit.

Avec elle, la religion était belle et simple. Avec elle, les aléas de la vie faisaient partie de la vie mais ne réussissaient jamais à en altérer le goût. Elle est partie rejoindre les anges et ce soir, elle viendra à moi, guidée par mes prières et mes mots.