Misère expositionnelle du Maroc au Salon du Livre de Paris

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Rien de plus terrible que la présence dans l’inexistence. La regard panoramique du patriarche, colère rentrée, fulmine avec flagrance. Ses publications s’enterrent dans un angle mort. Des bricoleurs de fausses mélusines, d’indigestes recettes de cuisine, encombrent l’espace vital

Ses collègues avisés ménagent son autorité morale. La précarité de la situation commune commande, au-delà des crispations concurrentielles, une solidarité tacite. Rachid Chraïbi se retranche derrière sa stoïcité légendaire. La qualité des éditions Marsam n’a point besoin d’argumentaire. L’autorité de tutelle brille par son absence. L’indémontable mécanique makhzénienne impose toujours ses entraves pernicieuses. Le ministère de la culture, prétextant sa coutumière insuffisance budgétaire, s’est contenté de louer une superficie ridicule dans la plate-bande réservée par les organisateurs aux anciennes possessions coloniales. La réédition des littératures protectorales par les éditions Dar Al Man rappelle la folklorisation infantilisante des civilisations maghrébines. Les exposants s’investissent et se déplacent à perte. L’éditrice Amina Alaoui Hachimi résume : « Nous sommes ici pour perdre notre argent dans l’invisibilité totale ». Après avoir gâché l’opportunité de l‘année précédente où il était invité d’honneur, le Maroc entache son image culturelle sous l’enseigne insignifiante «Editeurs marocains», déclinée hors sémiotique nationale, dans un lettrage endeuillé de noir sur marron lavallière automnal.

Les goncourtisés d’outre-rive évitent de se montrer dans la boutique dépréciative, moussent ailleurs, sous projecteurs, leur gloriole acquise. Les polygraphes médiatisés n’existent que par les maisons adoptives et les médias qui les exhibent. Je contemple en contre-champ la patiente abnégation et la bougonnerie drolatique de Salim Jay expectant les introuvables quêteurs d’autographes. Le personnage, tisseur pointilleux de toiles mémorielles, ressemble aux chroniqueurs méticuleux des temps révolus. Son Dictionnaire des écrivains algériens aux éditions La Croisée des Chemins complète fructueusement son Dictionnaire des écrivains marocains (Editions Paris Méditerranée - Eddif, 2005). Une scène cocasse égaye un instant l’atmosphère. Fouad Laroui, star des éditions Julliard, affiché plus loin sur panneau publicitaire, faute de caméra dans les parages, s’interviewe lui-même sur son smartphone à toute fin utile. Dans le bazar internétique, toutes les traces vidéographiques se valent.

Le jeune directeur des éditions Bouregreg, Hicham Alami Ouali, se réfugie dans un sourire impénétrable. La résignation est sœur consolatrice quand s’éloigne mère conseillère. Il désigne du doigt les pyramides écrasantes de la puissance invitante. Le cynisme libéral n’honore que les forces de frappe financières. Je lui dédie un quatrain : Couve sa migrante prodigue Saint-Laurent / Par-delà l’océan le Bouregreg sommeille / Yasmina transcode les signaux récurrents / De l’étoile verte dans sa voûte vermeille (1). Les éditions Bouregreg peuvent se prévaloir de titres d’intérêt durable :  Les Voix de Khair-Eddine d’Abdellah Baïda, l’essai de Fatima Senhaji sur l’écriture romanesque d’Ahmed Sefrioui et Driss Chraïbi, l’actualisation du maître soufi du douzième siècle Ahmed Ibn Idriss par Zakia Zouanat, un grand mystique inspirateur, avec Ibn Arabi, de l’Emir Abdelkader

Le patron de Virgule Editions, Ahmed Abbou, tourne en rond comme un fauve assagi dans sa cage. Il m’offre plusieurs nouveautés marquantes. Eros maudit ou le sexe des arabes d’Abdelhak Serhane dénonce, avec une irréfutable compétence universitaire, l’insidieuse tyrannie de l’orthodoxie musulmane, et des pratiques quotidiennes qu’elle légitime, sur la sexualité et le corps irrévocablement condamné comme un couvoir de péché. Corps des femmes enfermé dans la geôle vestimentaire. Corps des hommes rejeté dans la frustration solitaire. Corps schizophrénique des nantis, vertueux en apparence, libidineux en cachette. La morale liberticide pressure en toute impunité la dignité humaine. L’obscurantisme religieux aliène l’esprit et pétrifie l’existence pour soumettre la société entière à son contrôle. La libération citoyenne commence par la réappropriation de la vie charnelle et l’épanouissement des sens. Chez le même éditeur, Mostafa Nissabouri, réunit en un seul volume, sous le titre A peine un souffle, l’œuvre poétique complète d’Abdelaziz Mansouri, seize ans après sa mort. Un trésor insoupçonnable surgi des tréfonds de l’oubli que mémoire littéraire portera sans nul doute au pinacle des illuminations incomparables. S’évoque au détour Tayeb Saddiki à propos du portrait polymorphe qu’en dresse Ahmed Massaia. Le bon dieu ne crée ce genre de dramaturge qu’en exemplaire unique pour marquer une contrée du sceau de son géantisme.

L’arrivée d’Abdellah Baïda sort l’ambiance léthargique de son nocuité déprimante. Son nouveau roman Testament d’un livre aux éditions Marsam rapporte le témoignage transhistorique d’un grimoire condamné à l’autodafé. Le livre, conscience de la conscience en voie d’extinction, se personnalise quand l’humain se robotise. Le même auteur a dirigé un ouvrage collectif consacré à Mohamed Leftah, styliste exceptionnel, longtemps censuré par la bienpensance institutionnelle, toujours ignoré par la mercatique culturelle, et pourtant destiné à une reconnaissance perdurable (Mohamed Leftah ou le bonheur des mots, éditions Tarik, 2009). S’estomperont dans l’ombre éternelle les médiocrités triomphantes vouant les figures immortelles aux géhennes pendant leur superbe temporaire.   

Mouna Hachim apporte opportunément son rayon de soleil, son intelligente beauté et sa merveilleuse humilité. Dans le désert éditorial, elle plante obstinément sa tente éclairée. Nulle trace dans les rayonnages de sa dernière somme, Chroniques insolites de notre histoire, éditée à compte d’auteur. Une traversée savante des héritages antiques, des synergies ethniques, des périodes amphigouriques, des crises dynastiques, des principautés énigmatiques, des insurrections maraboutiques, des violences dogmatiques, des préfabrications mythiques. Une lecture anticonformiste et vivifiante d’une culture organiquement diversitaire, sans cesse enrichie par ses complexités contradictoires. Puisse son livre trouver une édition et une diffusion à sa hauteur. Rappelle-toi la muse au pays des merveilles / Le trésor vert et rouge dans son tiroir / Et son démon qui dort et son ange qui veille / Et la porte ouverte dans son plafond miroir (1).

En fin de journée, dans le stand boudé par les visiteurs, je plonge, assis par terre, dans la lecture du livre posthume de Paul Pascon, Un été dans le Haouz de Marrakech, architecturé avec beau savoir-faire par Abdelmajid Arrif et Mohamed Tozy (éditions La Croisée des Chemins). Une source vivante et une ressource captivante, révélant le laboratoire du chercheur actif, par-delà le dilemme engagement–distanciation, articulant notes de travail et matériau d’enquête, observations instantanées et pérennisations photographiques, notations scientifiques et courbes synthétiques. Derrière la rigueur méthodologique se profile la part tâtonnante, créative, inventive de solutions inédites. Paul Pascon était à la fois sociologue, anthropologue, historien, agronome, biologiste… et artiste, une polyvalence croisant les réfractions multiples, les éclairages de toutes parts, unifiant les paradoxalités tonifiantes, pénétrant les quintessences énergisantes des moissonneurs et des laboureurs sans états d’âme, armés d’outils rudimentaires, travailleurs au corps à corps de la terre nourricière, recrutés comme intérimaires sur une place de grève de Bab Doukala, des sans-terre inébranlables dans leurs convictions profondes, impénétrables aux influences extérieures. L’oralité rebelle dissimule des expressions artistiques, des univers poétiques, des transmissions initiatiques, des transgressions clandestines de l’ordre bureaucratique. « Il s’agit toujours de transmettre (naqala), de réinterpréter un fait appartenant à un univers, dans un autre univers. Et nous, en le recevant, nous le réinterprétons encore. Qui prétendra que ce n’est pas aussi – volontairement ou à notre insu – pour nos propres batailles d’idées » (Paul Pascon, Le Haouz de Marrakech, 1977). Se reconstruit dans cette œuvre une sublimation du rapport à la nature et une dignité paysanne. L’écriture restitutive se double d’une mémoire visuelle ouverte aux explorations imaginatives. Remontée vive de souvenances d’enfance…

Mustapha Saha

Sociologue, poète, artiste peintre

(1)  Mustapha Saha : L’Arpenteur d’infini. Livre de poèmes présenté par Edgar Morin.

Reportage photographique © Elisabeth et Mustapha Saha.

Avec Abdelkader Retnani (éditeur), Amina Alaoui Hachimi (éditrice), Rachid Chraïbi (éditeur) Fadela M’Rabet (écrivaine), Mouna Hachim (écrivaine), Maido Hamisultane Lahlou (Ecrivaine), Abdellah Baïda (écrivain), Elisabeth et Mustapha Saha (écrivains et artistes peintres).