Regard semiotique sur la peinture intemporelle d’Ahmed Cherkaoui

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En 1967, le peintre Ahmed Cherkaoui est terrassé par une maudite infection à l’âge de trente-deux ans. Foudroyé par le feu de la création comme s’il n’est passé sur terre que pour imprimer son message.  « L’Ange bleu » s’exécute en présage. Un demi-siècle plus tard, sa peinture trace toujours son sillage

Formé dès l’enfance aux arts calligraphiques et, par atavisme, au soufisme, il perçoit lui-même sa vocation artistique comme une impérative prédestination. Il conçoit, pendant son expatriation parisienne, sa trajectoire comme mise à nu des modélisations acquises, récusation des facilités exquises, exploration d’impénétrables territoires. Il ressent d’emblée son embrasement visionnaire comme une révélation. L’œuvre accomplie dans l’urgence de l’éternité fugitive, dans la fébrilité des fulgurances intuitives, dans l’intensité d’une vie pressentie transitive, n’est ni abstraite, ni ancienne, ni moderne. Il s’agit, bien au contraire, d’une œuvre-univers, perpétuant, dans sa symbolique transcendante, le signe de l’esprit et l’esprit du signe, puisant sa sève dans des racines incorruptibles pour féconder des frondaisons sans cesse reconvertibles. L’artiste hérite à la naissance de la mystique interrogative sur les mystères de l’existence, du serment prophétique de la connaissance, du calligramme énigmatique de la prescience. Les premières compositions, captations des glyphes séculaires, déclinées comme antiques papyrus, déroulent les fluctuations existentielles, les incertitudes torrentielles, les vacillations essentielles.

Le jeune artiste acquiert les règles classiques de la plastique occidentale, les titres de noblesse universitaire, la reconnaissance des galeries internationales. Il se détourne ex abrupto des chemins balisés, des écoles labellisées, des gratifications caramélisées. Sa terre natale regorge d’indices indécryptables, de permanences indatables, de rémanences transmutables. L’ambitieuse recherche s’attaque d’emblée à l’inconnaissable du connaissable, l’invisible du visible, l’indiscernable du perceptible. Se prospecte l’interaction secrète entre techniques magiques et magie de l’art. Le travail en profondeur sur surfaces réduites traque les fissures, les invisibilités tangentes, les échappatoires indétectables. Les tentatives de pénétration des références héréditaires, cuirassées dans leur récursivité close, glissent aussitôt dans l’imprévisible. Les formes extensibles se recombinent avec malice. Le jeu des miroirs démultiplie les points de fuite. L’amplification de l’infinitésimal bute sur l’inexprimable. Les brèches à peine suggérées se cimentent. L’intelligibilité se fragmente. La stylistique se façonne dans l’hybridation symbolique.

Aux commencements le tatouage, l’empreinte indélébile dans la chair, le patrimoine mnésique cessible dans la matrice inaliénable, les secrets concessibles dans leur hermétisme inviolable, les rites de passage transmissibles dans l’initiatique oralité. Cette peinture explicitement talismanique exprime avec ferveur la recherche ontologique, l’aimantation mythologique, l’ivresse argomautique. La palette saisit les couleurs ésotériques dans leur incarnation première, les figures allégoriques dans leur structure archétypale, les jonctions nodales dans leur vibration suspensive, les projections focales dans leur rupture évasive. La toile de jute, étoffe électrisable, fibre métamorphosable, absorbe sur le vif les visualisations extatiques, les téléthésies fantastiques, les imprégnations thaumaturgiques. L’arborescence intemporelle, convulsée d’étincelles perceptives, d’illuminations substantives, traverse, sans altération, les tourbillons de l’histoire. La chromatique se pigmente de quintessence minérale, s’insuffle d’essence sidérale, s’infuse de conscience intégrale. Processus alchimique par excellence. L’architecture se tisse dans la texture. L’ardeur créative se canalise. Le concept se matérialise. Le substrat se spiritualise. La cosmogonie se tresse dans une clairvoyance inédite. Un vision tremblante, ondoyante, fluctuante de l’ovalité génératrice, définitivement rebelle aux pétrifications tétanisantes.  Les talismans et les miroirs s’élaborent, dans la frénésie votive, en séries bijectives. « Le couronnement », acquisition française grâce au ministre de la culture André Malraux, allégorie sibylline d’une annonce messianique, consacre l’incandescence spirituelle dans ses flamboyances polychromes transperçant les pesanteurs de la matière.

Le pinceau trempé dans la cendre remue rageusement la boîte à Pandore, démaquille les démons lustrés d’or, démantèle les remparts et les miradors. Les toiles se baptisent de titres conjuratoires. S’interpellent dans la fureur graphique les fauteurs de malheur. « Le Mont des oliviers », branches décharnées, verdure noyée dans des mauves crépusculaires, sonne a postériori comme un cri prémonitoire contre une guerre génocidaire. Les candélabres de la fraternité se transforment en fourches caudines. Les tempêtes assourdies s’agglutinent en laves refroidies. Se décomposent et se recomposent des morphologies terreuses dans les cicatrices charbonneuses. S’amoncellent pupilles ballonnées dans leur impuissance scrutatrice. Le retour à l’argile purgative s’impose comme un appel au phénix rédempteur. Les psalmodiques résonances du Dîwân d’Al-Hallaj tempèrent les cafardeuses dissonances. S’infiltrent lueurs multicolores dans l’opacité déprimante. S’exorcisent sur fonds sombres les malédictions objectales, les damnations sacerdotales, les compromissions fatales. Isis s’invoque comme bienfaisante pythonisse. Surgissent les trois mâts de la sagesse sur barque solaire. La coque terrestre se fait tour à tour comète tourbillonnante, graine germinante, vulve foisonnante. La tissure se déleste de ses tracés obscurs. Au-delà des géographies restrictives, l’elliptique représentation de théogonies lointaines ouvre le champ référentiel sur des analogies souterraines. L’œuf primordial s’entoure de blancheur sensitive, spectre énergétique d’inébranlable lumière. Le poisson cosmique, dans sa sacralité procréatrice, veille sur l’immuable écriture. La flèche divinatoire indique l’introuvable grimoire. Ne demeurent de la sphère purificatoire qu’arcures évocatoires, trigones sacrificatoires, reliquaires absolutoires. L’orbe astrale aspire le regard au-delà du miroir, un miroir trinitaire revoyant l’affect à l’intellect et l’intellect au précepte indécodable. L’émotion esthétique bascule dans la contemplation métaphysique.

© Mustapha Saha,

sociologue, poète, artiste peintre