De la théologie négative à une religion raisonnée

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Jamais la question des pays musulmans et plus profondément encore celle de l’islamisme galopant, avec tout ce qu’il engendre comme dangers et peurs, n'a été posée avec autant d'acuité que ces temps –ci. Analyse.

Ce qui se passe aujourd‘hui dans les pays musulmans ne laisse personne indifférent. Nous avons l’impression d’être installés dans une sorte de chaos perpétuel, apocalyptique, entaché de terrorisme, de violence, d’insécurité et de conflits à n’en plus finir…. Les conséquences de cette situation font que notre présent est sérieusement ébranlé, notre avenir est compromis et l’inquiétude ne cesse de grandir parce que les armes ne se taisent plus, la mort se banalise, le terrorisme est de plus en plus sanguinaire; il frappe quand il veut et là ou il veut. La désintégration totale de certains Etats (Lybie, Syrie, Irak) et la fragilisation d’autres (Algérie, Tunisie, Egypte et Yémen) ont placé la région euro-méditerranéenne dans une crise inextricable et une incertitude totale, lesquelles sécrètent une angoisse infinie et alors l’esprit cherche la sécurité psychique soit en se référant à son identité ethnique ou religieuse, puisque le péril est sensé venir de l’extérieur, soit à une promesse de salut qu’apporte la foi religieuse.

Jamais la question des pays musulmans et plus profondément encore celle de l’islamisme galopant, avec tout ce qu’il engendre comme dangers et peurs, n'a été posée avec autant d'acuité que ces temps -ci. Ces temps-ci où l'Islamisme est considéré comme une menace pour l’équilibre régional et mondial, pour la paix et la sécurité régionales. Il est effectivement au cœur des polémiques et des critiques acerbes. D’abord, par les Musulmans eux-mêmes qui ne comprennent pas ce qui leur arrive et ne savent plus comment s’en sortir. Les plus jeunes parmi eux sont peut-être plus inquiets que leurs aînés et doivent certainement poser deux questions au moins : celle de la régression des pays musulmans et de leur incapacité à produire un projet de société. Ensuite, par les non-musulmans qui se font de plus en plus une image terne, négative et brouillée de l’Islam.

La situation n’est pas nouvelle, elle remonte à des siècles déjà. Simplement dans la prolifération d'une littérature foisonnante, souvent très opposée l'une à l’autre, et d'une diversification des courants de pensée et d’interprétations contradictoires ; de jour en jour, les facteurs de désagrégation ne font que s’amonceler. L’islam est devenu l’objet de discorde et d’affrontements parfois très violents entre Etats et communautés, entre intégristes et démocrates, entre modernistes et traditionalistes, entre sociétés et Etats. .En tout cas, au lieu de rassembler et de relier, il divise et désagrège. Cette situation est aggravée par le désordre qui caractérise la pensée et la réflexion, où chacun y va de son niveau mental et culturel, de ses motivations et de son affiliation, de son appartenance communautaire et tribal. Les lectures simplistes et réductrices foisonnent et font bruit sur les sites internet, les réseaux sociaux et les chaînes satellitaires dédiées à la propagande et à l’instrumentalisation, et dont leur nombre ne cesse d’augmenter. Chacun peut s’autoproclamer savant ou érudit dès lors qu’il est capable de répéter et de reproduire ce que les autres ont dit avant lui. Les portes sont ouvertes à tous les délires et à tous les dires en s’inscrivant dans la ligne droite de la radicalisation de la pensée telle qu’elle a été instaurée par le wahhabisme. Le bilan de cette idéologie dogmatique et puritaine est en effet très lourd en termes d’aliénation des esprits, de fabrication du terrorisme, matériel et intellectuel, et de régression théologique. L’idéologie de « DAECH » s’inscrit dans la ligne droite de cette mouvance et elle est même allée très loin que les enseignements appris. Le disciple a dépassé le maître en horreur et en cruauté.

Dire que l’islam a toujours été instrumentalisé à des fins de domination et de servitude, c'est une lapalissade. On s'en sert encore aujourd’hui pour imposer un modèle de légitimité et d’exercice du pouvoir. Difficile d’établir une doctrine politique dans l’aire musulmane et de trouver des référents rationnels de la légitimité politique parce que la conception religieuse de la politique est surannée. Ses implications dans la vie actuelle sont révolues. Ce n’est pas une raison de s’enfermer alors dans le patrimoine religieux lorsqu’il s’agit de la politique et du droit, de l’économie et de la géostratégie. Ces domaines relèvent naturellement de l’ordre de la rationalité scientifique, politique et technique .L’aspect formel et technique de l’organisation de la Cité est une entreprise neutre, exclusivement humaine. Il en résulte qu’il ne peut pas y avoir de politiques publiques inspirées d’un message divin. Celui-ci n’est ni un programme, ni une méthodologie et encore moins une science de gouvernement. Il gère la croyance et les principes de vie en commun. La modernité est issue justement de cette rupture référentielle avec la religion pour laisser l’esprit humain, souverain et critique, agitateur d’idées et de savoir-faire. Il faut bien rappeler cette idée toute simple que sans science et connaissance le monde ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Or le savoir musulman est toujours englouti dans des questions de morale, d’interdits, de répétition des rites et des traditions. Et toute réflexion libre dépassant le cadre défini et traitant certaines problématiques sociétales (femme, héritage, avortement, sexualité, homosexualité, mariage des mineurs, prière, ramadan …) peut exposer son auteur à de lourdes menaces, y compris la mort.

L’islamisme rampant, de plus en plus en vogue et agissant, a secrété de nouvelles attitudes, de nouvelles pratiques et de nouvelles interdictions : l’idéologie du Halal par exemple, contre le Haram, fait figure de séparation étanche entre Musulmans et non Musulmans, croyants et non croyants, entre « Eux » et « Nous » consistant à la reproduction fidèle des modes de vie d'un autre âge. Elle se développe de plus en plus grâce à la régression scientifique, à l’effritement du champ politique, au recul des élites modernes et des intellectuelles. Le débat dominant, très rituel et formalisé, ressemble à un vacarme assourdissant où chacun détient la vérité, laquelle peut justifier tous les crimes et tous les dépassements. C'est pour cela qu'il faut plus de distanciation et de hauteur pour une vision panoptique des choses. Seules les valeurs de la modernité fondent notre civilisation contemporaine. Ces valeurs sont celles des droits de l'Homme et de la dignité humaine, de l’Etat de droit, de la démocratie et des libertés fondamentales. L’Humanisme transcende toutes les religions et chacun de nous est libre de croire ou de ne pas croire. La liberté de choix est la quintessence de l'Homme.

Aussi, le drame de l'Islam réside dans sa politisation manichéenne par les Etats et par les intégristes de tous poils, et surtout dans le discours martial émis avec une très grande émotion et incantation. Il faut en finir avec "la pensée magique", s'affranchir des représentations superstitieuses et caricaturales et interdire à des gens peu glorieux de prendre l'Islam en otage et de s'attribuer le titre de censeurs de la morale ou de donneurs d'injonctions, et poser avec force les notions clés de l'individu, de la liberté de conscience, de la dignité, de la démocratie , des Droits de l'Homme , de la femme , de la tolérance et de l'Altérité.

Ce qui a été dit ou révélé des siècles auparavant et transmis jusqu’à nous par une pléiade de " diseurs" n'est pas forcément valable aujourd'hui. L'histoire est en mouvement perpétuel : intérêts et passions, vices et vertus, faire et défaire, protéger et corriger, lutter et se résigner. Le jeu est sans fin. Continuer à se positionner par rapport a un « âge d’or » hypothétique est une chimère, une utopie, et si cet âge d’or a existé réellement dans le passé, on aurait tout le mal du monde à le projeter sur l’avenir, à sortir des logiques patriarcales, à dépasser les rites et les anachronismes, avec les conséquences politiques et économiques que nous connaissons. D’autre part, le développement est histoire, il évolue-comme évolue une donnée politique, économique, sociale et religieuse. Le passé est le passé, et il est banal d’affirmer que les hommes et les femmes ont une tendance naturelle à se préoccuper plus de l’avenir que du passé.

Tout cela pour dire que la réflexion sur les questions de développement, de changement et des transformations sociales et politiques doit être abordée loin de toute religion. Il faut déplacer les études du "sacré » vers d'autres horizons cognitifs et porteurs de sens. Le recours aux disciplines des sciences humaines et sociales est la seule voie pour éclairer les sens et aiguiser le niveau des consciences. Il est temps pour les vrais intellectuels, les défricheurs, les bâtisseurs, les laïques, les fabricants du commun de se faire entendre. Encore faut-il qu'ils se mobilisent, se rassemblent pour agir et transformer. Qu'ils puissent occuper et reconquérir les espaces de communication et d'enseignement avec l'audace intellectuelle nécessaire et la hardiesse requise de la pensée et de l'action. Il est temps aussi de mettre de l'ordre dans nos écoles, nos universités, nos médias, nos lieux de prêche et de prière. Le désordre est à ce point culminant que nous n'avons pas le droit de le laisser croître et de nous empêcher d’avancer. Nous devrions engager un véritable combat pour le réel, destiné à combler le hiatus qui nous sépare du monde moderne et que nous avons cru depuis bien longtemps fondé.

Les maîtres-mots pour cette reconquête du réel et cette mise en ordre de notre pensée sont éducation moderne, instruction savante, vulgarisation des sciences sociales et humaines, ouverture sur la science et la connaissance, sans oublier bien sûr, les arts, la musique, la poésie, les lettres, les cultures et d’autres savoirs scientifiques (la linguistique, l’historiographie, la grammaire, la médiologie du fait religieux, l’exégèse moderne, etc.…).

Notre triomphe sur la régression et sur l'ignorance qui sévissent dans de nombreux pays musulmans ne viendra pas de la "pensée" d’hier, mais de notre capacité à transcender et à transgresser nos tabous, nos archaïsmes et de notre volonté de renouer avec la science et la connaissance. En un mot, à l’indispensable retour à la raison scientifique et à l’intelligence créative. Tel est le « pari » pascalien.

ALI SEDJARI

Professeur à l’université Mohamed V de Rabat.

Titulaire de la Chaire UNESCO des Droits de l’Homme.

Intervenant dans plusieurs universités étrangères et marocaines, ayant coordonné et publié plusieurs ouvrages scientifiques traitant de la gouvernance, de l’Etat, des élites, de l’administration, du pouvoir local, des droits de l’Homme, de la sécurité, de la méditerranée, de la gouvernance urbaine et territoriale et d’une manière générale des questions de changement et de développement. Monsieur Ali SEDJARI a par ailleurs reçu plusieurs distinctions particulièrement « Diplôme Médaille d’Or » de l’Académie Française des Sciences, des Arts et des Lettres en 2014. Il vient de publier sous sa direction un ouvrage collectif paru aux éditions l’Harmattan, 2016,430p, sous le titre suivant 

La Modernité inégale

Pouvoirs, avoirs et savoirs dans la construction d’une démocratie généralisée

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