De l’actualité sociale au Maroc et du sentiment de privation relative

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Qu’est-ce donc que le sentiment de privation relative ? C’est un sentiment souffle aux individus qui l’éprouvent que leur statut social et leurs conditions de vie, surtout économiques, sont outrageusement inférieurs à ceux d’autres individus, appartenant à d’autres groupes de la population, dont la légitimité est contestée.

Il est plutôt surprenant que jusqu’ici l’on rencontre rarement, si jamais, le concept de ‘privation relative’, ou plus exactement de ‘sentiment de privation relative’, dans les différents discours sur les ‘hiraks’ qui animent la scène sociale marocaine depuis plusieurs mois. Il est vrai que ces discours sont essentiellement journalistiques. L’Université, elle, a préféré depuis longtemps tourner le dos à ce qui se passe dans la société.  

Pourtant, on ne peut commencer à comprendre les mouvements sociaux, surtout les mouvements de revendication et les mouvements de protestation, que si l’on convoque ledit concept, adopté en sociologie et en psychologie sociale depuis les années soixante du 20ème siècle, en réaction à l’ancienne théorie des foules, qui expliquait les mouvements collectifs en recourant à des notions telles que ‘l’instinct’ ou la ‘contagion’.

Qu’est ce donc que le sentiment de privation relative ?

C’est un sentiment, c’est-à-dire que ce n’est pas une mesure objective ; au contraire, il est éminemment subjectif.

Ce sentiment souffle aux individus qui l’éprouvent que leur statut social et leurs conditions de vie, surtout économiques, sont outrageusement inférieurs à ceux d’autres individus, appartenant à d’autres groupes de la population, dont la légitimité du meilleur lot est contestée.

Il faut bien souligner que ce sont rarement, voire exceptionnellement, les victimes de privation absolue—les pauvres et très pauvres et les exclus—qui s’engagent dans la contestation. Ceux-ci cèdent plutôt à la résignation et n’aspirent le plus souvent qu’à être assistés. Au contraire, les membres de la classe moyenne et ceux qui se sont émancipés de la pauvreté et de l’exclusion se font aisément les hérauts de la contestation, portés qu’ils sont par le sentiment de privation relative.

Le simple fait de rejoindre un mouvement de revendication ou de protestation rehausse déjà, à ses propres yeux, le statut du participant et est censé lui prêter du prestige. Il satisfait aussi en passant son besoin de se sentir membre d’une communauté.    

Deux phénomènes marquants de notre temps favorisent fortement le sentiment de privation relative : 1) L’expansion et l’omniprésence des moyens de communication modernes. Tout un chacun est désormais au fait des détails du mode de vie de tous les autres, dans son pays et hors de son pays. Il ne manque pas de ruminer des comparaisons à chaque instant. 2) L’expansion presque aussi universelle du discours des droits de l’homme, qui parfois induit un égalitarisme naïf et primaire.

L’explosion, au Maroc et ailleurs, de mouvements de revendication et de protestation animés par des couches de la population ayant nouvellement accédé à la classe moyenne, familières des moyens d’information modernes et peu ou prou imprégnées de ‘droits-de-l’hommisme’—l’explosion de tels mouvements, alimentés par un fort sentiment de privation relative, a du bon. Elle a secoué ceux d’en haut et imposé des réformes. Parfois même elle a conduit à la chute de régimes séniles et souffrant d’un déficit patent de légitimité. Surtout, elle a révélé l’éveil d’un certain sens de la citoyenneté et d’une exigence de dignité.

Toutefois, la médaille a un revers. Dans des pays où reste prégnante la culture du ‘jeu [politico-social] à somme zéro’ (qui peut encore être dite ‘culture du gâteau à taille fixe’), revendication et protestation s’accompagnent souvent de ressentiment et de haine, et ce n’est pas le dialogue et le compromis qui sont recherchés mais la ruine et la destruction de ceux qui sont perçus comme des ‘ennemis’. Ce qui se traduit par l’invective et l’insulte, au lieu de demandes précises.

Une seconde tare des mouvements de revendication et de protestation inspirés par le sentiment de privation relative est, à l’inverse, leur ignorance de ceux dont le statut et les conditions de vie sont pires, et souvent bien pires, que ceux de leurs protagonistes.

Au total, ces mouvements se soucient donc peu de solidarité nationale. Et ce n’est pas vouloir les discréditer à tout prix que de relever que parfois ils peuvent donner l’impression de ne pas trop se préoccuper d’intérêt national, voire de consentir à flirter avec des parties étrangères hostiles, pourvu que celles-ci se soient drapées de la robe des droits de l’homme.

Dans le meilleur des cas, on reprochera quand même aux mouvements sociaux inspirés par le sentiment de privation relative un ‘distributionnisme’ certain. Ceux qui s’y engagent se comportent comme si les ressources de la communauté nationale étaient sinon infinies du moins suffisantes pour les satisfaire, et qu’elles ne souffraient que d’une mauvaise répartition due à la convoitise et à l’égoïsme des plus puissants. Le constat de malformation des systèmes de distribution est souvent incontestable, mais il ne saurait occulter les carences sociales en matière de créativité et de productivité.

A l’ère de l’Internet, des réseaux sociaux et de la prégnance forte du discours des droits de l’homme, il ne faut pas s’attendre à ce que le sentiment de privation relative s’essouffle, ni que les mouvements de revendication et de protestation qu’il provoque diminuent en fréquence ou en ampleur. Au contraire, ces derniers iront très probablement se multipliant et s’étendant. Il faut craindre que tôt ou tard ils ne versent dans la violence. Comment les traiter ?

De toute évidence, le premier impératif est de satisfaire toute demande légitime—dans des délais raisonnables et selon les moyens disponibles bien entendu. Il faut cependant souligner que les demandes des nouvelles couches de la classe moyenne ne sont pas les seules potentiellement légitimes. Que dire de celles, formulées ou non, des plus pauvres ? En réalité compte doit être tenu même de celles des plus riches, quand leur satisfaction peut servir l’intérêt à long terme de la nation, cas par exemple de la demande de création d’un climat favorable à l’investissement.

Il s’agit donc d’élaborer des programmes nationaux de mise à niveau sociale. Il va de soi que de tels programmes ne peuvent être que parties de plans de développement plus larges. Les uns et les autres doivent au moins être validés par des institutions—des conseils économiques, sociaux et environnementaux par exemple—représentatives et inclusives.   

Ce que les citoyens des sociétés concernées doivent assimiler—et c’est là le second impératif--, c’est que la production de richesses prime nécessairement sur leur distribution, à moins d’opter pour le suicide civilisationnel, ou la servitude éternelle, vis-à-vis des populations qui ont admis ce principe de plus ou moins longue date. La distribution—une distribution équitable, naturellement--ne doit certes pas trop retarder par rapport à la production, mais lorsque son moment arrive, c’est sur la base de la productivité, et plus généralement du mérite, qu’elle doit être pratiquée : De chacun selon ses capacités, à chacun selon son travail. Bien sûr cela veut dire  que les positions de rente et les monopoles doivent être bannis. En revanche, l’esprit d’entreprise et l’esprit de compétition loyale doivent être encouragés.

Faire admettre ces principes, dans un contexte d’expansion pandémique du sentiment de privation relative et d’extension des désordres qu’i génère--au point qu’on se demande s’il ne faut quand même pas garder une certaine validité à ‘la vieille théorie des foules’ !—n’est pas facile. Cela n’est cependant pas impossible si l’Etat, c’est-à-dire ses personnels, tout en étant ferme, donne l’exemple de l’honnêteté, de la transparence, du souci de compétence, du dévouement, en un mot du patriotisme, mais du patriotisme au sens qu’il devrait avoir aujourd’hui, celui de vouloir pour les siens, tous les siens, tous ses concitoyens, le meilleur de ce qui est disponible à l’humanité.  

 

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