Noureddine Saïl: ''Le debat actuel sur la langue arabe est globalement hystérique!''

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Noureddine Saïl, on l’a connu tout au long de ces trente dernières années comme un homme de télé et de cinéma. A en oublier qu’il fut d’abord un professeur de philosophie couru qui faisait autorité. Une carrière d’enseignant, en parallèle à son activisme cinématographique en tant que président des Cinés club, qu’il a achevée comme inspecteur général de cette matière, suspecte de subversion, que le pouvoir va bannir pendant longtemps avant qu’elle ne reprenne tous ses droits sous le règne de Mohammed VI. Il a eu comme élève, entre autres, un certain Abdalilah Benkirane qui a appris avec lui les subtilités et les finesses de la dialectique, mais à l’envers. Membre du Conseil supérieur de l’enseignement, il évoque ici l’hystérie qui s’empare du débat dès lors que l’on parle des langues.  Une rétrospective analytique que le Quid publie avec l’aimable autorisation de Aïcha Aklaay, directrice de Telquel. 

Bien n’a été décidé de façon claire au matin de l’Indépendance. Les différents gouvernements ont laissé faire tout en affirmant, haut et fort, que l’arabe est la langue du Coran, de la Oumma, du Maroc e de l’enseignement...

Mais aucun décideur n’a sérieusement travaillé, à l’époque, à faire de l’arabe une langue de combat pour la modernité, à créer de vraies commissions pluridisciplinaires chargées de réinventer une lingua arabica capable d’accompagner, dans son évolution scientifique et technologique, le monde en effervescence des années 1960.

En revanche, l’éternel populisme des leaders et des partis a fait, depuis lors, que tous les cinq ou dix ans, intervient bruyamment, à un niveau ou un autre du cursus scolaire, une arabisation de l’enseignement.

On en est arrivé à trouver tout à fait normal le fait que les matières scientifiques soient enseignées en arabe pendant douze ans, du primaire au baccalauréat, et qu’arrivé à l’Université l’étudiant doive suivre les cours de médecine, de maths, de physique, de chimie, d’agronomie, de statistiques et j’en passe, en français... On ne rit pas, de grâce !

Je me souviens, qu’au milieu des années 1960, un ministre de l’Education a pris sur lui de proposer que le Maroc commence immédiatement à préparer avec rigueur l’arabisation de l’enseignement mais qu’en attendant, il opte pour un enseignement bilingue (arabe et français) à tous les niveaux de la scolarité. Tollé général chez les partis et les leaders politiques. Le ministre fut débarqué et l’arabisation de nouveau affirmée, sans qu’aucun modus operandi ne soit décidé, évidemment...

Je parle, vous l’avez deviné, de l’enseignement public, celui qui est fréquenté par 85% des élèves marocains. Les différents enseignements privés marocains payants, eux, ont su trouver, plus ou moins, le moyen de s’adapter aux exigences et aux normes d’un enseignement cohérent. Leurs modèles, ils les prennent en France, en Espagne, aux Etats-Unis... Et quand ils enseignent les programmes du système marocain, ils n’omettent pas de les enrichir d’un surplus de rigueur et de diversité, en s’arrangeant aussi pour choisir de bons enseignants. Et leurs élèves sortent du secondaire honorablement bilingues sinon trilingues... 

Le débat actuel sur la langue arabe est globalement hystérique ! De quoi parle-t-on au juste ? Certainement pas de cette langue et encore moins de la loi-cadre qui a provoqué ce tohu-bohu parlementaro-gouvernemental. En vérité, la loi-cadre (quand on la lit honnêtement) ne fait que fluidifier l’arabisation en attendant qu’adviennent les conditions objectives (formation et programmes) de sa réalisation. Ce que l’on peut en déduire c’est qu’il est plus raisonnable d’enseigner, hic et nunc (ici et maintenant, ndlr), les matières scientifiques en langue française parce qu’il y a plus de chances de trouver des enseignants marocains francophones pour assurer la transmission de ces matières à nos chères petites têtes brunes, blondes et rousses. Ce n’est pas la langue arabe qui est en cause mais la pénurie d’enseignants arabisants des matières scientifiques, tous niveaux confondus, qui fait problème. Regardons donc la une, non le doigt qui la désigne !

Quant aux différentes politiques appelant à l’arabisation radicale de l’enseignement, pour légitimes et nécessaires qu’elles soient depuis plus de soixante ans, elles se sont toujours fondées sur un malin principe de procrastination qui semble arranger tout le monde, y compris les hérauts de l’arabisation pure et dure. Cela donne l’état actuel des choses. L’enseignement public va à la dérive. Et au lieu de plonger en profondeur à la recherche des causes pour une juste résolution des problèmes subséquents, et au lieu de travailler à élaborer un agenda précis pour une réelle refondation de l’édifice Education (avec la formation des enseignants, la révision des programmes et la revalorisation du statut de l’enseignant comme base irréfragable), nos partis et nos leaders se laissent aller à une forte poussée de névrose de conversion. Ils ne parlent pas de l’enseignement, ils ramènent tout à la langue de transmission. C’est précisément cela le comportement hystérique, qui n’est qu’un effet.

Ça se soigne, certes, mais ça revient chaque fois que, par opportunité du moment, le populisme en a besoin comme béquille, une simple béquille !”