Hommage : Un Morisque dans le siècle

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couv-oudaya

En g?n?ral, je participe peu ? ce genre de rencontres, qui respectent un rituel codifi?, souvent monotone.? Je ne sais jamais quoi dire dans le concert des hagiographes et crains de dire trop ou pas assez.? Mais pouvais-je refuser de porter t?moignage pour mon ami Mohammed Bargach mon compatriote, luttant contre une maladie implacable dans notre ville, Rabat, ville mal aim?e, quoi que capitale ou peut ?tre parce que capitale du Royaume?; jusqu?? ce que Notre Roi Mohammed VI que Dieu l?assiste la r?veille de sa l?thargie et la rende ? sa particuli?re et originale grandeur.

J?ai accept? de t?moigner non pour faire le portrait de notre ami dont nous connaissons tous l?appartenance ? une famille aux origines lointaines qui accompagnera dans son itin?raire une cit? tumultueuse au c?ur d?une histoire qui ne l?est pas moins.? Un des livres essentiels de Mohammed? Bargach ? qui tous ses amis attribuent ce surnom affectueux de ??Mammy?? ne s?intitule-t-il pas ??Une famille au c?ur de l?histoire??, r?cit que nous devrions lire et relire non parce que c?est l?itin?raire d?une famille aussi illustre puisse-t-elle ?tre, mais parce que c?est de l?histoire passionnante d?une ville Rabat, capitale fabuleuse d?un royaume fabuleux qu?il s?agit.? Nous connaissons aussi son engagement au service de sa patrie dans sa carri?re administrative et militaire, l??l?gance de son port et de son esprit, la vivacit? de ses propos, la rigueur flamboyante qu?il met dans ses recherches acad?miques, sa fid?lit? parfois chatouilleuse mais exigeante ? sa famille, ? ses amis, ? sa cit?.? Ce n?est pas ? cette dimension de sa vie que je consacrerai? ce modeste t?moignage, mais ?? ce pan de son engagement dans l??criture de l?histoire et dans son militantisme pour une cause qui semblait perdue, celle d?une r?habilitation de ce qui a ?t? enfui, voire biff?, dans la m?moire des deux peuples des deux rives de la M?diterran?e?: la terrifiante trag?die qu?a constitu?e au d?but du XVII si?cle l?expulsion de leur patrie de ceux que l?on a appel? ??les Morisques??.? Je ne souhaite pas ?tre ? cette occasion le chantre de cette Andalousie perdue, de cette contr?e traversant par trop nos fantasmes.? Ne l?avons-nous pas perdue, de notre faute, ? cause de nos diff?rents meurtriers.? Et la m?re du dernier Roi de Grenade ne lui a-t-elle pas dit dans une ultime offense ??Tu pleures en femme ce que tu n?as pas su sauvegarder en homme??.? Ce dont je souhaite t?moigner, c?est de l?apport des recherches de Mohammed Bargach ? la r?surgence en ce si?cle d?une identit? meurtrie, bless?e, ??tatou?e?? (c?est pour cela que j?ai intitul? cette intervention ??Un Morisque dans le si?cle??).? Mais surtout je souhaiterais faire une lecture du r?cit fouill? sans complaisance du destin des Al Bargach qu?il nous offre ? lire et qui d?voile une fac?tie de l?histoire, surprenante?: Celle qui voit gr?ce?; ou ? cause d?un des bouleversements les plus douloureux que de milliers d?Andalous ont v?cu?; qui voit la renaissance d?une cit? que l?histoire semblait avoir condamn?e ? p?rir sur cette rive ci de la M?diterran?e.

Si nous rendons hommage aujourd?hui ? Mohammed Bargach c?est d?abord pour avoir ?uvr? ? une r?habilitation de cette m?moire, ? la d?fense et l?illustration de la contribution morisque ? la redynamisation de la ville de Rabat.

Les historiens nous pr?cisent que Rabat connut trois phases dans son ?dification?: la p?riode Almohade de sa fondation, la p?riode morisque de sa renaissance, la p?riode coloniale dans la confirmation de son entr?e dans la modernit?.? Depuis l?av?nement de S.M Le Roi Mohammed VI, ils devraient ajouter une quatri?me phase, celle du rayonnement renouvel? de sa modernit?.

La patiente lecture des ?crits de Mohammed Bargach nous enseigne que la v?ritable entr?e du Maroc dans cette modernit? s?est faite au d?but du XVII si?cle avec l?exil des Morisques de 1609, leur insertion et leur contribution ? l??veil d?une cit? en d?su?tude.

Safaa Monquid, d?crivant le Rabat d?avant les Morisques ?crit?: ??Apr?s la mort de Yacoub El Mansour, Ribat El Fath perd son caract?re sacr?, sa fonction guerri?re.? La ville perd ainsi son rayonnement qu?elle ne retrouvera qu?avec l?arriv?e des r?fugi?s d?Al Andalous.? Entre la fin des Almohades et le d?but du XVI si?cle l?importance de la ville a diminu? consid?rablement au profit de la ville de Sal頻.

Je ne crois pas qu?elle plongea totalement dans l?oubli comme l?affirme le docteur R. Chastel mais les M?rinides la r?duiront ? une n?cropole avec Chellah et c?est un peu comme si on voulait qu?elle soit oubli?e.

Safaa Monquid rappelle que ce transfert de populations en souffrance fut un facteur d?enrichissement de la ville de Rabat, ce que confirme ind?niablement l?histoire de la famille Bargach.? C?est une mani?re d??tre et de vivre qu?ils introduisent, une autre mani?re de savoir-faire, une autre mani?re de b?tir des cit?s, une autre mani?re de guerroyer, de se d?fendre, une autre mani?re de g?rer l??conomie et la finance, une autre mani?re de travailler la terre, de se v?tir, de chanter, de cuisinier, de manger, de boire, de se parler et de s?aimer.

??Je me suis attach? ? mettre en ?vidence l?apport concret des Andalous sur le plan culturel, social et politique??, ?crit Mohamed Bargach.

Cet aspect concret de leur apport on peut le r?sumer en un seul mot?: ??modernit頻.? La famille Bargach participera ? l?ensemble des activit?s de modernisation avec plus de bonheur que d?incertitudes, plus de r?ussites que d??checs.

Pr?sente en politique, dans le commerce, l?agriculture, la construction des villes, dans les arts du bijou, de la broderie, de la musique, de l?architecture, elle sera une des familles morisques qui apporteront un renouveau ? cette ville.

L?on sait que l?expulsion g?n?re beaucoup de souffrances. Que convertis au christianisme, les morisques seront soup?onn?s de ti?deur religieuse, voire accus?s d?apostasie.? Exil?s dans la douleur, ils vivront l?int?gration dans les turbulences que fait naitre une modernit? qui se fera aussi dans la souffrance, et dans la douleur.

Pourquoi ont-ils ?t? rejet?s dans les premiers temps de leur arriv?e au point qu?ils furent appel?s ??les chr?tiens de Castille?? ou ??Mselmine Rbat??. Parce que leurs coreligionnaires les soup?onnaient comme leurs bourreaux chr?tiens de? ti?deur? dans leur ??Islam??, et de duplicit? dans leur foi.Habill?s curieusement, parlant un arabe d?natur?, cultivant la vigne autour de Rabat, ou dans leurs demeures, aimant la musique et invitant les dames sans pudeur ? participer aux chants, ils furent soup?onn?s dans cette ??modernit頻 agissante de leur style de vie d??tre de bien curieux musulmans.? Ils ?taient simplement ??accultur?s?? comme sont de nos jours accultur?s beaucoup de groupes sociaux ? l?identit? instable.

C?est bien de ??modernit頻 qu?il s?agit quant on parle d?identit? instable, ind?cise, flottante.

Notre ami Mohammed Bargach rappelle cette anecdote vraie, ou fausse, mais symbolique qui justifie les soup?ons des cit?s qui comme T?touan ou Sal? accueillaient avec r?ticence les?Morisques.

?? D?autres pr?tendent que les nouveaux arrivants auraient propos?s aux slaouis qui auraient accept? de leur faire entendre des morceaux de musique andalouse.

A cette occasion, ils auraient invit?s les dames et leurs filles ? chanter avec la chorale et ? danser.

Les jeunes femmes se seraient offusqu?es et leur maris, indign?s, auraient arrach?s aux musiciens leurs instruments? ensuite ils auraient rejet?s les fougueux Rbatis ind?licats vers Rabat???.

Et Mohammed Bargach de conclure?: ??Ces anecdotes sont cit?es pour ce qu?elles valent. Elles ne r?pondent bien entendu ? aucune r?alit? psychologique ou historique???.

Je ne partage pas l?avis de Mohamed Bargach.? Il y a l? plus qu?une r?alit? psychologique, plus qu?une r?alit? historique, une r?alit? sociologique bien significative.

Le statut de la femme est signe, symbole de modernit?.? Et nous avions l? le heurt de deux identit?s, l?une d?j? dans le si?cle, l?autre encore conservatrice et en retard sur le si?cle.

Lotfi A?ssa signale dans son ?tude?: ??Dans la tourmente de l?exil?: Plaidoirie d?un morisque?de Murcie install? ? Tunis au XVII si?cle?? qui est un ?retour sur l??uvre ? ??Lumi?res? proph?tiques?? de Mohamed Ibn El Rafi Al Andaloussi, que ??des recherches philosophiques scrutant la litt?rature en almajiado, n?ont-elles pas prouv?? la pr?sence d?une double culture chez les morisques immigr?s??? Somme toute il y a l? une situation d?ambivalence culturelle et linguistique dont les effets n?ont pas cess? d?alimenter les plus fantasques des fictions d?une rive ? l?autre de la m?diterran?e??.? Cette ambivalence culturelle est bien celle qui a retard? l?int?gration des ??Morisques?? et l?a rendue p?nible, douloureuse, tumultueuse.

El Ayachi n?a-t-il pas demand? et obtenu une Fatwa des oul?mas pour les condamner politiquement au nom de la religion?? Et c?est ? cause de ce genre de condamnation que Ibn Rafi Al Andaloussi a essay? ? Tunis de d?montrer dans la plaidoirie cit?e plus haut, et de prouver que ces exil?s ?taient authentiquement musulmans, n??taient ni ??chr?tiens de Castille??, ni ??faux croyants??, qu?ils construisaient des mosqu?es autant que ceux qui se disaient les ??vrais croyants??, et que parmi eux il y eut des foukahas plus foukaha que les vrais foukahas.

La p?riode andalouse fut donc tumultueuse.? Les ??Morisques?? furent turbulents et pr?sentaient peu d?homog?n?it? entre eux.? La? Casba contre la M?dina, les Hornacheros contre?les ?Andalous de la m?dina contre les habitants de Sal? qui ?taient contre la Casba. Ils d?fendaient certes des int?r?ts ?conomiques contre ceux de la Casba, ou ceux de la M?dina, mais d?fendaient surtout leur double culture calomni?e, leur identit? hispano ? morisque malmen?e.

Toutefois cette instabilit? politique conna?t un aspect ??moderne?? des institutions.? Le mot ??r?publique des deux rives?? est impropre, mais cette institution qui ne fut jamais l?instauration d?un ?tat ind?pendant ne peut pas ne pas ?tre per?ue, comme une avanc?e ??moderne??? par la ?pratique de l??lection de ses dirigeants, ne pas ?tre per?ue comme un aspect de modernit? voire d?une certaine ??d?mocratie??. Ce fonctionnement ???lectif?? des dirigeants Hornacheros est une imitation de ce qu?ils pratiquaient dans leur patrie perdue, inexistante dans la vie politique de l??poque au Maroc.

Cette parenth?se institutionnelle ne dura que de 1627 ? 1641.? Mais si l?on retenait le mot ??R?publique??, on devrait ajouter le qualificatif ??oligarchique??. Ce diwan de 16 membres cependant ?tait le produit d?une ?lection.? Et c?est l?aspect ???lectif?? qui est un autre aspect de la ??modernit頻 des ??Morisques??.

Le premier gouverneur de Rabat s?appelait?: ??Ibrahim Boucha?b VARGAS??.? Et Mohammed Bargach de nous rappeler qu?il signait en caract?re latin.

Cette courte mais intense p?riode d?ouverture diplomatique sur l?ext?rieur ?tait une p?riode agit?e, et cette agitation ne fut pas favorable ? l??closion d?une quelconque modernit? institutionnelle.

Notre temps est le temps des ??identit?s??.? C?est le temps de la r?surgence des identit?s enfouies dans une m?moire fissur?e.? En Espagne, la reconnaissance de l?identit? andalouse est en marche.? N?y a-t-on pas fond? un organisme appel??: ??Elegado Andalousia?? ??l?H?ritage Andalou??.? L?identit? andalouse revendiqu?e par les Espagnols fait sans aucun doute partie de leur identit?.? Elle fait aussi partie de notre identit?, depuis quelques ann?es inscrite dans nos institutions.? C?est gr?ce aux travaux initiateurs de M. Bargach, de ses recherches ici, ou en Andalousie, de ses publications que lentement, cette partie de notre moi ?merge et se r?concilie avec l?Autre qui est en nous.

Merci, cher Mohammed de nous avoir ouvert la voie vers la d?couverte de cet Autre nous-m?mes.

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