Les aphorismes de Nouhad : « Un monde sans ingratitude serait, lui-même, ingrat car, contre nature. »

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A la lecture de la citation?de Hugo?:???les malheureux sont ingrats, cela fait partie de leur malheur??, le terme ??ingrats?? m?a d?abord interpell?e. Serait-il ? prendre dans le sens du mot oublieux, infructueux, inhospitalier, ou d?plaisant et disgracieux?? Ce n?est certes pas pour les condamner ni juger de leur esth?tique que Hugo d?crit les malheureux, car???s?il fallait condamner tous les ingrats qui sont au monde ? qui pourrait-on pardonner???? nous demanderait La Fontaine.?De tout temps, l?oubli et la m?connaissance de la grandeur de l??me prodigue, ont ?t? le propre de l?homme qui a la m?moire courte mais ? qui on ne saurait en vouloir, accabl? comme il est d?afflictions, d?infortunes et de malheurs.

Hugo, ce premier ?crivain ? donner une place importante aux enfants dans le roman, a ?t?, lui-m?me, frapp? par plusieurs malheurs.?Les mis?rables, ?crit en p?riode d?exil, est l?un des livres les plus c?l?bres et les plus traduits dans le monde. Les grands th?mes humanistes y sont d?velopp?s, dont l?enfance, repr?sent?e par Cosette. C?est s?rement pour cela que six mille personnes, ?coliers et ouvriers, d?fileront, signe de reconnaissance, sous ses fen?tres le jour de ses quatre-vingt-quatre ans. Sa mort, le 22 mai 1885, donnera lieu ? une manifestation grandiose et populaire?: les fun?railles nationales et l?inhumation au Panth?on.

N?a-t-il pas ?t? malheureux, lui-m?me, ? travers le drame de Villequier, conserv? par l?immortel po?me?: Demain, d?s l?aube, extrait de son recueil de po?sie?:?Les contemplations?? La mort de sa fille ch?rie, L?opoldine, ?g?e de 19 ans, dont il ne d?couvre le sort tragique qu?? son arriv?e ? Rochefort o? il lit sa mort, dans un journal, comme n?importe quel ?tranger puisqu?il est en voyage, le terrasse.???C?est ainsi que j?ai appris que la moiti? de ma vie et de mon c?ur ?tait morte??,??crira-t-il?plus tard, ? propos de cette mort tragique qui en fit un autre homme, un malheureux inconsolable et le d?tourna de toute publication d?envergure pendant une dizaine d?ann?es, et c?est peut-?tre, l?, le sens entendu par ingrats, dans sa citation, c'est-?-dire, st?riles et inf?conds.

En r?ponse ? Hugo, je dirai donc qu?il existe de bons heureux comme il en existe de mauvais, les premiers sont fertiles, les seconds, st?riles. Il existe, parall?lement, des malheureux reconnaissants comme il en existe d?ingrats?; les seconds sont mauvais, c?est ce qui explique leur triple malheur?(ils sont mauvais, malheureux et ingrats). C?est la bont? qui fait toute la diff?rence, entre un malheur fertile et un bonheur st?rile, dictant reconnaissance ou ingratitude. Mais seuls les na?fs croient pouvoir vivre dans un monde sans ingratitude?; un monde pareil ne saurait tourner rond et serait, lui-m?me, insens? et ingrat car, d?nu? de bont?.

Il est, certes, malheureux de constater ? quel point le monde est ingrat?: la m?moire, la sant?, les hommes, les nations, les peuples?le sont toujours. Avec la vie, on n?a pas affaire ? une ingrate et ce n?est que justice, le plus souvent, car on ne r?colte que ce qu?on a sem? mais ce sont les plus proches de nous, qui nous font le plus de mal et contribuent ? notre perte, d?o? le proverbe?stipulant?:?quand la hache p?n?tra dans la for?t, les arbres dirent?: ??son manche est des n?tres?? ou le proverbe italien?: ??qui nourrit les autres chiens, m?contente les siens ?. Cet oubli et ce d?saveu ne devraient, pourtant, pas nous arr?ter car?le bien, d?nu? d?ingratitude, n?existe pas?et?qui rate le bien, ne fait pas d?ingrats. S??pargner l?ingratitude, c?est se r?signer ? manquer le bien, l?ingratitude n?accompagnant jamais le mal, mais uniquement le bien. Donc, les ingrats, il faut absolument les faire et, tout de suite, s?en d?faire, pour ?viter de tomber dans le pi?ge de l?amour de soi et du narcissisme vivant des ?loges et des louanges parce que?la gratitude ne saurait ?tre le prix du bien qui n?en a pas.

Le ??sentiment de gratitude?? devrait, cependant, se transformer en attitude -ou adopter une autre attitude- en se d?veloppant en ??acte de gratitude?? car dans la gratitude, il y a beaucoup de gratis?et on devrait s?inqui?ter plus de payer ses dettes en actes qu?en sentiments ou paroles, qui ne co?tent pratiquement rien. M?me les expressions autour du mot gratitude, consolident l?id?e de?la passivit? et de la gratuit? de la reconnaissance?: manifester, exprimer, t?moigner sa gratitude, remercier avec gratitude, dire sa gratitude, des marques de gratitude?On ne d?passe le cadre du sentiment, vers l?acte et le fait, que rarement. Mais entendons-nous bien, savoir gr? de quelque chose ? quelqu?un, c?est se sentir redevable envers le bienfaiteur certes, mais ?galement envers le monde entier ? qui l?on doit tout et qui devrait, tout naturellement, b?n?ficier de notre reconnaissance.

Car,?si elle n?est pas ? exiger, de la part du bienfaiteur- la vraie g?n?rosit? ?tant l?oubli de soi, l?oubli, ? la fois, de la gratitude et de l?ingratitude de l?autre- la reconnaissance n?en est pas moins une obligation ? rendre, un devoir ? accomplir, un engagement ? honorer. C?est une dette dont il faut s?acquitter co?te que co?te et que toutes les richesses, tout au long de la vie, ne suffiraient pas ? payer. Pas ?tonnant que les vrais malheureux, ceux qui sont mutil?s par la vie, soient, pour tout, reconnaissants et pr?ts, ? tout, pour un mot de reconnaissance.

La gratitude, n?est pas uniquement la reconnaissance du ventre (les bonnes dispositions o? l?on est envers la personne qui nous a nourri, aid? mat?riellement), c?est surtout celle d?avoir ?t? cr??, mis au monde, ?lev?, ?duqu?, enseign?, ?clair?, soign??et qui suppose, pour sauver la reconnaissance de l?oubli -ou pour r?parer ses oublis- un retour, non seulement envers Le Cr?ateur, la patrie, les parents, les siens, les id?aux, les principes?mais envers tous, sans exception, secourir les malheureux, les indigents et les mis?reux, toutes races, toutes ob?diences confondues car la r?compense naturelle et continue du bien, la gratitude infinie et ?ternelle de tout ce qu?on a re?u, de l?air m?me qu?on respire, ne peut ?tre autre que?l?abn?gation, le d?sint?ressement et l?altruisme, ces immuables souvenirs de notre v?rit? et de notre mission sur terre, ces v?ritables ind?pendances du c?ur?qui risquent, en cas de non rappel, d??tre encha?n?es par la qu?te de reconnaissance et d??tre entra?n?es par le L?th?, le fleuve de l?oubli.

Mais?avant d?enseigner la gratitude, il vaudrait mieux enseigner le bonheur,?ce qui est possible, utile et efficient, de nos jours. En effet, l??ducation au BNB (le bonheur national brut) commence ? gagner du terrain en Allemagne et dans le monde anglophone o? elle remporte un grand succ?s et fait un malheur. Ce sont des cours qui commencent, par exemple au Bhoutan, par la m?ditation et la pri?re et o? la perception est primordiale ; c?est une approche holistique de l??ducation o? les notes et les performances ne sont pas la priorit? et qui permet d?obtenir des citoyens heureux et productifs, sans d?valorisation ni stress, car la hantise d??tre jug? et class?, d?nature l?apprentissage et lui porte un coup fatal. Force nous est de constater que?l?enseignement joue de malheur, depuis des si?cles, avec sa malchance persistante, que?le bonheur est un bon enseignant et que le malheur s?av?re, le plus souvent, tr?s ab?tissant. En attendant, le bonheur doit venir de l?int?rieur, et non de l?ext?rieur seulement, pour ?tre solide, ind?pendant et durable.

Ceci dit,?de crainte de se servir du bonheur contre les malheureux, de la reconnaissance contre les ingrats et, partant, du mal contre le bien, la gratitude devrait ?tre une force ingouvernable, une ?nergie infusible, afin de pouvoir se transformer en mouvement de g?n?rosit? incessant, ?tre un ingr?dient majeur de bonheur et ?viter de tomber dans un profond oubli.?Seuls les bienfaits mal faits suscitent l?ingratitude et attirent les foudres de la m?connaissance?;?un vrai bienfait passe inaper?u, ne laisse pas de trace de sup?riorit? et ne fait, par cons?quent, pas d?ingrats?car on d?teste avoir, sous les yeux, nos bienfaiteurs qui nous rappellent, consciemment ou non, mais constamment, c?est certain, nos d?fauts, manques et faiblesses.

Mais afin de comprendre?l?ingratitude, cette preuve de la petitesse du c?ur qui re?oit et, peut-?tre, celle du c?ur qui donne, il faut savoir qu?il y a des moments et des lieux ingrats comme il y a des physiques, des natures et des ?ges ingrats (la pubert? et la jeunesse ?tant naturellement ingrates car, centr?es sur elles-m?mes), ce qui peut favoriser, ingratement, l?hostilit?, l?aridit? et la disgr?ce.?Convertir le mal en bien, l?ingratitude en gratitude, la m?connaissance en reconnaissance, est l?apanage des ?mes nobles, autonomes et insoumises?; se focaliser sur la gratitude, c?est ?tre coupable de petitesse, d?impatience, d?empressement, d?ignorance, de d?pendance, d?orgueil, d?avarice et d?ingratitude envers Dieu Qui nous Prodigue, sans compter, Ses bienfaits. ?

Accusons, de ce fait, la gratitude d?ingratitude, vu que le prix ? payer ? la g?n?rosit?, n?est pas la simple reconnaissance mais l?altruisme, cette reconnaissance pure et immacul?e qui prend exemple sur tous les biens, terrestres et c?lestes, humains et divins,?qui ne marchande jamais sur les prix des bienfaits, cette seule et unique r?ponse, digne de la prodigalit? et capable de la r?tribuer, cette puissance de la gratitude, qu?elle d?passe et englobe, sublime t?moignage de son ?ternel voyage.?

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