Mounir Zahran, témoin d’un demi-siècle de diplomatie égyptienne – Par Hatim Bettioui

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Le Roi Hassan II et le président égyptien Jamal Abdennasser

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Fin octobre 1988, le maréchal Abdel Halim Abu Ghazala, vice-premier ministre et ministre de la Défense et de la Production militaire égyptien, a effectué une visite officielle au Maroc, où il a été accueilli par feu le roi Hassan II, qui lui a décerné à cette occasion une haute distinction, le "Grand Cordon de l'Ordre Militaire". Il a eu des entretiens avec lui au palais royal de Fès, en présence de l'actuel roi Mohammed VI, à l’époque Prince héritier.

La visite du maréchal au Maroc était routinière et est survenue environ un an avant qu'il ne soit relevé de ses fonctions de ministre de la Défense et nommé assistant du président de la République pour diverses raisons qui avaient suscité alors beaucoup d’ergotage dans la presse du Caire. Ce qui était remarquable dans cette visite, c'est que le feu roi Hassan II avait chargé le ministre de la Culture, Mohamed Benaissa, comme accompagnateur de l'invité égyptien.

Un maréchal féru de littérature

Cette nomination a suscité des interrogations sur la raison de cette décision, aussi parmi les observateurs que chez le ministre Benaissa qui a fini par demandé à son ami le colonel Abdelhak Kadiri, alors directeur de la Direction générale des études et de la documentation (renseignements extérieurs) du Maroc, quelle en était la signification ?

La réponse du colonel, qui est devenu plus tard général d'armée et inspecteur général des Forces armées royales marocaines, était qu'une question avait été posée en présence du roi sur qui devrait accompagner le ministre de la Défense égyptien lors de son séjour au Maroc. Comme il est bien connu, il n'y a pas de poste de ministre de la Défense au Maroc, ni d'officier avec le grade de maréchal, et la désignation général avait été pour cette mission pouvait susciter la jalousie d'autres généraux.

Il semble ainsi c’est que le colonel Kadiri qui a suggéré au défunt roi le ministre Benaissa pour accompagner le maréchal Abu Ghazala. Deux raisons principales à cela. La première est que le ministre de la Défense égyptien était un personnage cultivée, passionnée de littérature, de poésie et d'écriture, des qualités qui faisaient du ministre l’accompagnateur idéal. La seconde est que le ministre Benaïssa avait étudié en Égypte, ce qui un gage de bonne alchimie entre lui et l'invité distingué du Maroc.

Depuis la deuxième tentative de coup d'État contre le feu roi Hassan II en 1972, connue sous le nom de "tentative du coup d'État de l'avion", il a été décidé de ne plus nommer de ministre de la Défense. Le général Mohamed Oufkir, l'instigateur du coup d'État, était la dernière personne à occuper ce poste, et même le poste de ministre délégué auprès du Premier ministre (puis auprès du chef du gouvernement après l'adoption de la constitution de 2011) n'existait pas et n'a été créé qu'en 1997 avec la nomination d'un civil, le défunt Abderrahmane Sabai à sa tête, auquel a succédé un autre civil, Abdelatif Loudiyi, toujours en poste. D’ailleurs, avant la création d’un ministère délégué, la charge était dévolue à "l’Administration de la Défense Nationale", dirigée par un Secrétaire Général qui était l'un des hauts officiers de l'armée marocaine, le dernier étant le général Mohamed Achahbar.

Un million de livres

Ce qui m’incite ici à évoquer la question de l'accompagnement par un ministre de la Culture d'un ministre de la Défense avec le grade de maréchal, c’est on acquisition lors de ma dernière visite au Caire, d’une série de livres et de mémoires politiques, dont les mémoires de l'ambassadeur Mounir Zahran intitulées "Témoin de la diplomatie égyptienne sur un demi-siècle".

L'ambassadeur Zahran a travaillé à Rabat entre 1985 et 1989, d'abord en tant que chef du bureau de protection des intérêts égyptiens au Maroc à une époque où les relations entre Le Caire et Rabat étaient rompues depuis mars 1979, suite à la signature du traité de paix égypto-israélien, puis il a été nommé ambassadeur de son pays auprès du Royaume du Maroc en 1988, tandis que Rabat nommait l'ambassadeur Mohamed Tazi, directeur de l'administration arabe au ministère des Affaires étrangères, ambassadeur auprès du Caire.

Dans ses mémoires, l'ambassadeur Zahran a consacré un chapitre, le onzième de 24 pages (209-232), intitulé "Mes missions au Maroc", où il parle de son expérience diplomatique dans le pays.

En évoquant le renforcement des relations entre l'Égypte et le Maroc, l'ambassadeur Zahran a fait référence à la visite du maréchal Abu Ghazala, mentionnant que "le roi Hassan II avait alors désigné le ministre de la Culture - et plus tard ministre des Affaires étrangères - Mohamed Benaïssa, pour accompagner le haut responsable militaire égyptien, compte tenu de sa relation étroite avec l'Égypte depuis ses études au Caire".

Au cours de son séjour marocain, le maréchal Abu Ghazala a visité Marrakech et ses sites historiques, puis s’est rendu à Meknès pour visiter l'Académie militaire. Le ministre Benaïssa raconte que sur le chemin du retour à Rabat, le maréchal a pris le journal "Al-Sharq Al-Awsat" et a vu un article indiquant que la présence des maisons d'édition arabes à la deuxième édition du Salon international du livre et de l'édition de Casablanca serait faible. Il en a demandé la raison et il lui a été expliqué que le ministère de la Culture offrait gratuitement l'espace d'exposition aux maisons d'édition, à charge pour d’assumer les frais de transport des livres vers le Maroc. Étant donné que les coûts de transport étaient élevés, les maisons d'édition rechignaient à participer à l'événement de Casablanca.

Le ministre Benaïssa rapporte qu'après deux jours, un avion militaire égyptien a atterri à l'aéroport de Casablanca, chargé d'environ un million de livres, ce qui a permis une forte présence du livre arabe à la foire, après que le livre français eut dominé la première édition.

Le ministre Benaïssa raconte encore que le maréchal Abu Ghazala a été impressionné par le Maroc ainsi que par l'hymne national marocain, tant pour ses paroles que pour sa musique, et a demandé à en avoir un enregistrement, sans oublier son admiration pour la délicieuse cuisine marocaine.

Un ambassadeur égyptien à Rabat

Les mémoires de l'ambassadeur Zahran, dans leur partie consacrée au Maroc, abordent de nombreux événements clés qui ont conduit au rétablissement des relations maroco-égyptiennes.

Il assure qu'immédiatement après avoir reçu sa nomination à Rabat, il a demandé à rencontrer le général Kamal Hassan Ali, vice-premier ministre et ministre des Affaires étrangères égyptien de l'époque, pour s'informer sur les raisons de sa nomination au Maroc et sur ce qui était attendu de lui malgré la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays. Le ministre a répondu : "Vous avez été choisi en raison de la confiance que la direction politique a en vous, surtout avec la tension des relations politiques entre le Maroc, l'Algérie et la Libye, et l'Égypte avait besoin que son représentant à Rabat soit une personnalité diplomatique calme et sage".

Le ministre Hassan Ali a raconté à l'ambassadeur Zahran comment, alors qu'il organisait la visite du président Mohamed Hosni Moubarak aux États-Unis (11-15 février 1984), le président a reçu une invitation du roi Hassan II pour visiter le Maroc malgré la rupture des relations diplomatiques entre les deux pays, une visite qui a effectivement eu lieu la deuxième semaine de février 1984.

Cependant, selon l'ambassadeur Zahran, les gesticulations du leader libyen, le colonel Mouammar Kadhafi, ont empêché les relations égypto-marocaines de s'améliorer. 

Le colonel Kadhafi se trouvait isolé dans le Maghreb après la signature du "Traité de fraternité et de concorde" entre l'Algérie, la Tunisie et la Mauritanie en 1983. Et pour briser cet isolement, ajoute l'ambassadeur Zahran, Kadhafi s'est tourné vers le Royaume du Maroc, proposant une union bilatérale, ce que le roi Hassan II a accueilli favorablement, car ses intérêts dictaient une coopération avec Kadhafi au détriment du rétablissement des relations avec l'Égypte, dans le but de couper court au soutien de Kadhafi au mouvement séparatiste,  le Front Polisario, au Sahara occidental marocain.

Pendant cette période, Kadhafi était l'un des faucons du "Front du refus ", composé de la Libye, la Syrie, l'Irak, l'Algérie, l'Organisation de libération de la Palestine et le Yémen du Sud, qui a hissé le drapeau de l'hostilité au Caire après la signature du traité de paix égypto-israélien, et qui a travaillé à isoler l'Égypte internationalement et à l'expulser des organisations internationales et régionales.

Le front a été fondé en novembre 1977, suite à l'annonce par le président Mohamed Anouar Sadate, le 9 du même mois devant le Parlement égyptien, de sa volonté de se rendre en Israël.

Le ‘’front du refus" qui considérait les accords de Camp David comme un acte de capitulation de l'Égypte devant Israël, un coup porté à la solidarité arabe et à la lutte palestinienne, n’a pas tenu et s'est effondré après le bombardement du réacteur nucléaire irakien "Osirak" le 7 juin 1981, et avant cela, l'éclatement de la guerre Iran-Irak en 1980, et l'émergence de contradictions entre certaines de ses composants.

Shimon Peres à Ifrane

Cependant, un événement a accéléré la création d'une fracture dans les relations maroco-libyennes et a pavé la voie à la reprise des relations entre Rabat et Le Caire.

Le 23 juillet 1986, le Premier ministre israélien de l'époque, Shimon Peres, a visité le Maroc et a rencontré le roi Hassan II dans la ville touristique d'Ifrane dans les montagnes de l'Atlas, lors d'une visite qui, selon l'ambassadeur Zahran, devait rester secrète. Cependant, la radio israélienne a diffusé la nouvelle de la visite après le départ de Peres de l'aéroport de Lod à Tel-Aviv.

Il est dit dans les mémoires que "Le roi Hassan II a fourni une justification pour cette rencontre, ses raisons, ses objectifs et ses circonstances dans un discours prononcé dans la ville d'Ifrane lui-même, via la radio et la télévision marocaines, mais ces justifications n'ont pas réussi à convaincre les opposants, en tête desquels Kadhafi, de cette rencontre, entraînant une avalanche de critiques et d'accusations contre le roi Hassan II de toutes parts, certaines allant jusqu'à comparer la rencontre du monarque marocain et de Peres à la visite du président Sadate en Israël et sa rencontre avec Menahem Begin".

À l'époque, le roi a officiellement décidé d'abandonner la présidence du sommet arabe, et quelques jours plus tard, "l'Union arabo-africaine" entre le Maroc et la Libye (29 août 1986) s'est effondrée à son tour, "ce qui a conduit, rapporté M. Zahran, à un flux d'eaux chaudes et abondantes dans le fleuve des relations diplomatiques entre les deux pays, et à ma nomination en tant qu'ambassadeur d'Égypte auprès du gouvernement de Hassan II".

Dans les vingt chapitres de ses mémoires, l'ambassadeur Zahran témoin de l'époque depuis 1935, l'année où il est né, narre les conditions politiques de cette année, et poursuit son témoignage avec ses souvenirs de la nationalisation du canal de Suez et de l'agression tripartite, ainsi que de son engagement en diplomatie, ses études à la Sorbonne et du charme de Paris, Ville des lumières. Il raconte avec menus détails la crise de juin 1967, avant d’arriver à la guerre d'octobre 1973 qu’il a observé en partie prenante depuis les Nations Unies. Dans ses mémoires il est question également des prémices de la paix à Washington, en plus de son engagement dans les affaires européennes depuis Bruxelles et Luxembourg, puis son transfert à la direction des organisations internationales au ministère des Affaires étrangères après son retour de l'ambassade du Maroc. Il aborde également sa présidence de la délégation de son pays aux Nations Unies à Genève, son travail au Conseil national pour la femme aux côtés de la première dame de l'époque, Suzanne Moubarak, puis sa participation dans les organes consultatifs et de contrôle aux Nations Unies, jusqu'à la révolution du 25 janvier 2011.

Après avoir condensé en une vie une si riche expérience, l'ambassadeur Zahran jouit actuellement d'une retraite qui est la cerise sur un parcours diplomatique dense et distingué. Un parcours qui continue avec son fils Moataz, actuellement ambassadeur de son pays à Washington. Ce lionceau issu de ce lion, a hérité de lui le flambeau et l'amour de la diplomatie pour se lancer dans une autre expérience unique tant il est vrai que jamais la pomme ne tombe loin du pommier.

*D’après Annahar al-arabi - traduit de l’arabe par Quid

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