« Un film est l’expression d’une vision unique. Plus il est personnel, plus il s’approche du statut d’œuvre d’art. Ce qui signifie qu’il restera plus longtemps à l’épreuve du temps. » Martin Scorsese.

Mostafa Derkaoui restera, sans conteste, gravé dans la mémoire cinématographique de notre pays comme l’un des pionniers majeurs du cinéma marocain. J’ai eu la chance et l’inestimabe occasion de le cotoyer de près à partir de la création du Ciné-club “Cinéma nouveau“ en 1978/79 au cinéma Beaulieu à Casablanca où nous avions organisé une projection/débat, en sa présence, de son film “Titre provisoire“. Plus récemment, en mars 2018, j’ai organisé à Tanger, dans le cadre du Ciné-club Agora et en collaboration avec le Centre Culturel Boukmakh, une soirée en hommage à ce grand cinéaste, avec la projection du même film, précédé de son court métrage “Le silence“. Bien avant cela, en juin 2016, j’avais été sollicité par l’Espace des Cadres du PPS pour prononcer un témoignage sur Mostafa Derkaoui lors de l’hommage qui lui avait été rendu au cinéma Ritz à Casablanca. Aussi, pour contribuer à garder vive la mémoire de ce grand pionnier et mettre en valeur sa contribution au développement de notre cinéma national, j’ai tenu à lui consacrer cette chronique. Car il demeure l’un des cinéastes marocains, et africains en généal, dont les films font partie de ceux que Scorsese définit ainsi : “Un film est l’expression d’une vision unique. Plus il est personnel, plus il s’approche du statut d’œuvre d’art. Ce qui signifie qu’il restera plus longtemps à l’épreuve du temps".

LA RENCONTRE  DU CINEASTE PUIS DE L’HOMME

Mostapha Derkaoui a été le premier producteur et réalisateur marocain à faire don des droits d’exploitation culturelle de tous ses films à la Fédération Nationale des Ciné-clubs du Maroc. Je me souviens que lorsque je l'ai rencontré, en tant que responsable des relations extérieures de la FNCCM, pour l'informer de la proposition d'accorder aux ciné-clubs les droits de projection du film "Titre provisoire" (1984) pour un montant symbolique (2000 dirhams), en raison du petit budget dont dispose la fédération, il a répondu spontanément : "Vois-tu Moulay Driss (je ne sais pas pourquoi il insiste toujours pour m'appeler ainsi, jusqu'à ce jour ?), je donne tous mes films aux Ciné-clubs sans aucune récompense financière, ni symbolique ni autre, à partir d'aujourd'hui et jusqu'à ce que Dieu hérite de la Terre et de ceux qui s'y trouvent"...

Ma deuxième rencontre avec Mostafa Derkaoui, et c'est l'occasion qui m'a permis de faire connaissance avec Mostafa Derkaoui l'homme, l'artiste, l'intellectuel profondément humaniste, obsédé par le cinéma jusqu'à la folie, a eu lieu quand j'ai été mandaté par le Bureau National pour préparer un dossier sur Mostafa Derkaoui et sa relation avec le cinéma, pour le deuxième numéro de la revue "Etudes cinématographiques", que la Fédération Nationale des Ciné-clubs du Maroc éditait alors. Et c’était à l'occasion de la sortie de son film "Titre provisoire", que les cinéphiles et les critiques considéraient comme l'une des meilleures réalisations de l'histoire du cinéma au Maroc jusqu'en 1984, et que je considère personnellement encore comme l'un des plus beaux et des plus créatifs films marocains, sinon le meilleur. J’avais donc mené une série d'entretiens et de dialogues avec Mostafa Derkaoui, après quoi j'ai découvert que derrière ce Grand Homme, mon modèle et mon idole, se cache une personne humble, hantée par le cinéma jusqu'à l'obsession... J'ai découvert que Mostafa Derkaoui est l'un des rares cinéastes marocains à se poser la question existentielle et philosophique du cinéma, et personne ne l'a posée avec la même acuité, conviction, honnêteté et obsession que lui. Il a exactement la même conception du cinéma que le cinéaste Akira Kurosawa qui a dit à ce propos : « Le cinéma ressemble tellement aux autres arts ; s’il y a des caractéristiques éminemment littéraires, il y a aussi des caractéristiques théâtrales, un aspect philosophique, des attributs empruntés à la peinture, à la sculpture, à la musique ». Et cela seul est la preuve que Mostafa Derkaoui est un vrai créateur.

LE NEFASTE INCIDENT

Puis, vint l’époque des “films grand public“ de Mostafa Derkaoui. Les cinéphiles savent que le point de départ de ladite époque a été la rencontre de Ouarzazate, organisée par l’Association des Critiques en 1998 autour de l’oeuvre de Mostafa Derkaoui, en sa présence. Ladite rencontre avait abouti à une conclusion inédite : Mostafa Derkaoui devait changer de cap et d’approche, renoncer aux films d’auteur pour s’orienter vers la réalisation de films destinés au grand public ! Effectivement, Mostafa Derkaoui s’étant publiquement engagé envers les critiques, il réalisa “Les amours de Haj Mokhtar Soldi“ (2001), suivi par “Casablanca By Night“ (2003) qui a eu un grand succès populaire.

Cela me rappelle l’incident étrange et sinistre qui fit l'effet d'un coup de foudre sur le parcours de Mostafa Derkaoui et qui resta ancré dans ma mémoire : suite au grand succès public du film "Casablanca By Night", Mostafa fut encouragé, et fort enthousiaste, il a décidé de réaliser une deuxième partie avec des financements privés sans attendre le soutien du Centre Cinématographique Marocain. Il a utilisé tous les revenus de ce film, emprunté à la banque, à la famille et aux amis, et a bouclé la production de "Casablanca Day Light". Et lorsqu'il l'a présenté, bien confiant, à la commission du Fonds d'Aide après-production de l'époque, elle a pris une décision incompréhensible et injuste à son encontre en refusant de le soutenir ! La nouvelle est tombée comme un couperet sur Mostafa Derkaoui. Sa déception a été tellement grande qu'elle a fini par aggraver son état de santé suite à l'accident vasculaire cérébral qui l'a paralysé depuis ! C'est ainsi qu'on récompense les vrais créateurs dans notre pays ! Cette décision a été d’autant plus incompréhensible que la commission concernée, réunie à l’occasion du FNF de 2005 à Tanger, a bien été présidée par l’un des plus grands hommes de culture du pays, auquel Mostafa Derkaoui vouait un grand respect ! 

C'est ainsi qu'on récompense les vrais créateurs dans notre pays !

UNE REHABILITATION ENFIN ?

Enfin, l’ancien projet de film de Mostafa Derkaoui, "Hmida Al-Jayeh", réécrit récemment, a reçu le soutien de la Commission actuelle du Fonds d'Aide. Serait-ce une réhabilitation de ce vétéran de la cinématographie nationale, une reconnaissance en fin de parcours ? 

Mostafa Derkaoui est un artiste créateur qui a beaucoup donné au cinéma et à la culture cinématographique de notre pays et peu reçu en retour. Espérons que cela nous fera renouer avec nos traditions culturelles de reconnaissance des talents et des compétences de nos créateurs.