chroniques
Le Rif, l’immigration et la nation
Il y a ceux, binationaux et « rifariens » d’occasion, qui expriment leur solidarité en brûlant leurs passeports, oubliant vite qu’ils en ont brûlé autrefois pour l’avoir. Et ceux qui, soi-disant pour défendre le Maroc, manient honteusement l’insulte et la bannière rouge et verte contre les militants rifains. Plus gravissime est le développement vertigineux du sentiment de défiance envers le Maroc qui, hier encore, faisait exception dans le monde arabe. Il est temps de sortir de l’impasse
« Une nation forte n’est pas une simple agrégation d’individus de toutes racines. Elle est une fiction qui doit faire sens pour tous afin de dépasser les spécificités de chacun », note avec justesse Pascal Bruckner dans son dernier livre, Le Racisme imaginaire. Et cette fiction, qui doit faire sens, doit être préservée, protégée et entretenue par un Etat dont la force prend appui sur une adhésion et non pas sur la force qui, in fine, reste inique. Dans un monde en réseau, transparent jusqu’à l’outrance, la répression finit par se retourner contre son promoteur. Il y a peu, la France, bien qu’en état d’urgence, fut narguée, pendant des mois, par le mouvement Nuit debout. Et bien que puissant, ce n’est pas la force qui a ébranlé ce mouvement. C’est le temps et le calendrier électoral qui l’ont essoufflé.
Ce que vit le Maroc dans son Rif à ceci de grave : c’est l’oblitération du récit national marocain sur la réconciliation. Parti d’une action de l’ordre humiliante et une mort atroce, un mouvement a gonflé au gré de l’incompréhensible surdité qu’il a trouvé sur son chemin. En plus de réclamer son droit légitime à la santé, au travail et à l’instruction, il a commencé, peu à peu, à convoquer sa fiction et ses propres légendes pour exiger la dignité et la singularité. D’où l’accusation de dissidence proférée d’abord par la majorité gouvernementale ; d’où l’intrusion de la mosquée dans un débat qui n’est pas le sien ; d’où l’incident ; d’où les arrestations ; d’où la tâche d’huile ; d’où le cul-de-sac.
Ce qui est aussi insolite, c’est la puissante solidarité dont bénéficie ce mouvement dans une partie de l’immigration marocaine. Si elle est troublante, elle est loin d’être étonnante.
Les Marocains sont présents dans le monde entier. La solidarité, elle, se manifeste là où se trouvent les immigrés d’origine rifaine : la Hollande en particulier où s’agitent, dans l’ombre, de drôles de personnages qui ont des comptes à régler notamment avec Ilyass El Omari (c’est notoire et j’en parle en connaissance de cause puisque j’ai eu à en souffrir) mais aussi en Belgique et en Allemagne.
Un solide sentiment de « cousin feeling »
L’immigration rifaine, plus que toute autre, donne le sentiment d’être puissamment structurée, ce qui est en partie vrai. Mais en partie seulement. Elle est surtout liée par un solide sentiment qu’on pourrait qualifier de « cousin feeling ». Et ce n’est pas leur manquer de respect que de dire qu’il y a souvent chez eux une manière, à peine négligée, de vous faire comprendre, quand vous n’êtes pas rifain, qu’il y a eux et vous.
Le Rifain, même quand il n’est pas né au Maroc, vit son immigration comme un exil forcé. On lui a transmis une mémoire légendée. Il considère son immigration comme le résultat d’une punition infligée par le pouvoir central. Un châtiment pour le goût de la dissidence de ses ancêtres. D’où un esprit de rébellion rampant.
Les Rifains de l’immigration sont reliés par la légende de la bataille d’Anoual, ce symbole de la bravoure, de la force et de l’unité, promue par Abdelkrim Khatabi. Cela donne comme une filiation boursouflée d’arrogance narcissique. Ce qui les caractérise le plus, c’est cette obsession de la mémoire, avec ses gloires et ses malheurs. Un imaginaire, comment dire, nourrit par une forme de rancœur et un besoin de réparation. Un imaginaire puisé dans les tragédies vécues par leur région, avec des plusieurs contentieux en suspens :
Avec l’Espagne d’abord. Sa défaite cuisante en 1921, par ce qui allait être un modèle de lutte anticoloniale, a poussé l’Espagne humiliée, aidée par la France et Pétain et les Allemands, livreurs du gaz sarin, à infliger une sale guerre aux populations civiles du Rif. Cet épisode reste l’une des plus tragiques défaites morales de la colonisation espagnole. L’usage de ce gaz « moutarde » resurgit aujourd’hui comme un stigmate indélébile. Un tatouage identitaire. C’est ce qui légitime la revendication, répétée avec insistance, d’un hôpital pour le traitement du cancer. Hôpital qui apparemment existe sans exister, ce qui, pour le moins, souligne la déficience coupable des responsables politiques de la santé.
Le second contentieux est avec Rabat. Le soulèvement rifain de 1958-1959 est réprimé dans le sang, avec de millier de morts. Les Rifains gardent de cet épisode une rancune tenace contre Moulay Hassan, alors prince héritier et plus tard contre le roi Hassan II. Ils estiment avoir payé le prix fort parce que durement châtiés par le monarque qui leur a infligé une insoutenable marginalisation durant tout son règne. Seuls s’offraient à eux, comme perspectives, le kif puis le haschisch, le trabendi avec les villes occupées et surtout l’émigration. C’est probablement de là que leur vient ce goût pour la transgression.
Le troisième contentieux, dans le prolongement du second, date du 19 janvier 1984. La décision de faire payer 50 drh l’inscription au baccalauréat et 100 drh à l’université fait sortir la rue marocaine. Les élèves, comme le tube dentifrice, sortent plus aisément qu’ils ne rentrent. Dans le Rif qui, à ce moment là, constituera l’épicentre de la convulsion populaire, les manifestations tournent à l’émeute. Les forces déployées arrosent la foule de balles réelles. Mais ce que la mémoire retient, c’est le discours royal et irréel, l’un des plus implacable de Hassan II. Dans une allocution télévisée, le 22 janvier 1984, Hassan II improvise en darija marocain pour se faire bien comprendre. Il qualifie les émeutiers de « awbach » (déchets de la société), ce qui est vécu comme un outrage. Et en s’adressant, d’évidence, aux Rifains, il laisse tomber : « Vous avez connu le prince héritier, je ne vous conseille pas de faire connaissance avec Hassan II ».
Sortir de l’impasse
Cette mémoire convulsive existe et nul ne peut la nier. Elle est cependant anachronique. Il faut raison garder. Depuis son avènement, Mohamed VI a montré beaucoup de tendresse et de geste royaux pour cette région. En particulier Al Hoceima où il a passé régulièrement des séjours estivaux. La région est représentée, aujourd’hui et dans le Maroc officiel, par des personnages de premier plan, dont Hakim Benchamach, troisième personnage de l’Etat, reste l’un des hommes les plus droits que la région a enfanté. Enfin, les dossiers sociaux économiques en souffrance sont légions dans tout le Maroc et non pas simplement dans Al Hoceima enclavée. Il y a, à mon humble avis, une ambiguïté qu’il faudra un jour lever : Le Maroc est une société pauvre avec un Etat puissant et riche à la différence, par exemple de la Grèce qui est un Etat pauvre à la tête d’une société riche.
Dans plusieurs villes, le Marocain sort dans la rue par solidarité mais aussi pour demander son dû socio-économique. L’immigration, elle, s’est confortablement emparée du virtuel et des réseaux sociaux où le courage s’est banalisé et l’outrage…encouragé. Chacun y va de son quart d’heure warholien pour manifester son humeur. Il y a ceux, binationaux et « rifariens » d’occasion, qui expriment leur solidarité en brûlant leurs passeports, oubliant vite qu’ils en ont brûlé autrefois pour l’avoir. Et ceux qui, soi-disant pour défendre le Maroc, manient honteusement l’insulte et la bannière rouge et verte contre les militants rifains. C’est une fracture, au sens orthopédique du terme, inédite. Plus gravissime est le développement vertigineux du sentiment de défiance sur le Maroc qui, hier encore, faisait exception dans le monde arabe. Il est temps de sortir de l’impasse.