Avez-vous lu Mohamed Afifi ? – Par Rédouane Taouil

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Mohamed Afifi avec Jacques Brel dans les années 60

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Nuages sans rives d'un confiné – Par Rédouane Taouil

La prose littéraire de cet écrivain, disparu il y a huit ans dans l’indifférence, reste injustement méconnue. Réalisateur, il est l’auteur de films et de nombreux documents, dont des reportages sur la tournée du Roi Mohamed V au Moyen-Orient, dans le cadre des actualités filmées qui étaient l’apéritif servi par les salles obscures avant la projection du long métrage à l’affiche. 

Directeur du célèbre théâtre de Casablanca, il a contribué, par l’organisation de spectacles, au rayonnement de Jacques Brel sous les cieux du Maroc qui est devenu le pays sien du chantre de la Mer du Nord et des montagnes de cathédrales. Ses formidables nouvelles et aphorismes comme ses vivantes chroniques sont sans équivalent dans les lettres marocaines ; elles sont à découvrir ou à retrouver. 

« L’originalité est la marque du génie », affirme Marcel Proust dans ses méditations sur la recherche de formes nouvelles d’écriture. Cette sentence s’applique, à coup sûr, à cet écrivain dont les divers textes allient fables et récits, allégories et pensées en déployant un style sans équivalent dans les lettres marocaines. Passionné de la compagnie des livres et des grands écrans, il laisse une œuvre singulière marquée du double sceau de l’élégance et de l’originalité, qui prend au sérieux l’humour et la dérision et s’inscrit en faux contre l’esprit de sérieux.  

Ses truculentes chroniques dégagent des croquis drôles, acerbes, joyeux, parfois désespérés, toujours étonnants de bifurcations et de croisements de références à des chefs d’œuvre de la littérature et du septième art. Les nouvelles, contes à rebours et aphorismes réunis dans « Délire » aux éditions le Fennec, qui est une merveille de l’esprit, comme ceux de son manuscrit « Murmures dans un miroir », mêlent burlesque, fantastique et magique pour mettre à nu les fils invisibles de la servitude et de la domination, les aveux des masques de l’imposture, et l’impuissance face à la cruauté de l’absurde. La nouvelle intitulée « La séparation », qui est emblématique à cet égard, est ensorcelante. Elle peint la métamorphose d’un fonctionnaire qui, pour vivre libre, décide de se séparer de lui-même et adresse une auto-déclaration de mort à son chef de service. Irriguée par un imaginaire fécond et une époustouflante puissance suggestive, l’œuvre de cet écrivain à l’humour profond et au désespoir enchanté est une anthologie originale de situations et de thèmes où l’ironie et la tendresse, le ressentiment du temps et le sens de l’étrange sont les insignes personnages.

« Lassé de tout, il a décidé de mettre fin à ses jours. Il ne sortait plus que la nuit », « Boire des tisanes n’est pas ma tasse de thé », « A la demande de l’auteur, les représentations de la “la cantatrice chauve” furent suspendues. L’interprète avait un cheveu sur la langue», « J’appellerai au secours en faveur de muets qui se noient », « Il eut le visage lacéré à coups de griffes et faillit perdre un œil. Il avait appelé un chat un chat », « ll était grand charmeur et au moindre signe les femmes lui tombent dans les bras. Pourtant, il les voyait le quitter irrémédiablement après les premiers baisers. Il avait une langue de vipère”. Voilà un florilège qui, bien que peu illustratif, manifeste tout à fait la virtuosité de cet adepte de la prose fragmentaire.

Causeur érudit, sa conversation était un régal à l’image de ses écrits. Elle donnait à repérer les trésors de la littérature et du cinéma mondial qu’il connaissait sur le bout des doigts et des yeux. Guide de vagabondages malicieux, il pouvait promener son interlocuteur avec jubilation à travers les séquences de « Los olividados » de Luis Buñuel, les cauchemars de « Au-dessous d’un volcan » de Malcom de Lowry, les émotions de « Quand passent les cigognes » de Mikhaïl Kalatozov ou les maximes de « La lucidité » de José Saramago ou les histoires de vie de « Manuscrit trouvé à Saragosse » de Jean Potocki ou encore les personnages de « Mamma Roma » de Pasolini.

Généreuse, son érudition le portait à user de citations diverses de Humphrey Bogart qui aimait à répéter que « chaque cigarette est un clou de son cercueil », de Jean Cocteau comme « Si je préfère les chats aux chiens, c’est parce qu’il n’y a pas de chat policier » ou de Henri Jeanson qui profère que « la vie est une course contre la mort… Le meilleur ne gagne pas » ou encore de Jean-Louis Bory, qui était membre de son jury de mémoire au fameux Institut des Hautes Études cinématographiques, telle « l’humour est une source de désordre, et ce désordre est positif ».

“Il naquit à Casablanca, à deux pas du square Zerktouni où il faillit se casser les jambes en apprenant à jouer au football, à deux brasses du port de pêche où il faillit se noyer en s’essayant à nager, à un jet de pierre de la rue de Mogador où il fit ses études primaires, à quelques arrêts de bus du Collège musulman et du lycée Lyautey où il interrompit son second cycle, à quelques heures d’aéroplane de Paris, où il tente d’étudier la cinéasterie. Alors se prenant au sérieux, il signera deux courts métrages et un documentaire de long métrage, Images d’Orient. Plus tard, se souvenant qu’il avait obtenu malgré tout le certificat d’études primaires, il écrivit. Ainsi fut-il’’.

Ce portrait, empreint de tendresse et d’autodérision, est signé de la main de l’auteur de « Délire » qui n’hésite pas à exercer, sans tabou, son ironie ravageuse y compris à l’endroit de sa future disparition. Son œuvre polyphonique ne doit pas être conjuguée au passé simple. Telle la madeleine de l’auteur de « A la recherche du temps perdu », les beaux ouvrages de Mohamed Afifi suscitent immanquablement le souvenir de la pléiade du Beau Maroc de la lune naissante de l’aube qu’il composait avec   l’amoureux bilingue de la poésie, Mustapha El Kasri, l’inlassable arpenteur des sentiers des rimes et des méandres scènes, Said Saddiki. L’héritage de cette pléiade qui est, hélas, ignoré par les dictionnaires d’auteurs, les anthologies ou les panoramas, est à arracher au confinement dans l’oubli. « La mémoire n’est pas –écrit Borges- un prodige moindre que la divination du futur ».

* Pour les textes culturels, l’auteur, qui a bien d’autres titres, préfère signer "ancien des écoles primaire et secondaire publiques du Maroc pour marquer sa dette pour ce que fut l’école marocaine et se démarquer des « experts ».

 

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