Le Match des adieux, roman d’Élisabeth Ewombè Moundo - Par Pierre Fandio

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Le ballon se dirige inexorablement dans les buts de Kolotius quand le stade et le pays tout entier suspendus à la fin de l’action, sont instantanément plongés dans le noir, suite à une panne de courant. Le ballon que personne n’a vu entrer effectivement dans les buts, reste introuvable, même des mois après le rétablissement de la lumière… Le récit d’Élisabeth Ewombè Moundo (photo) bascule […] D’immondes et effrayants prédateurs, pataugent dans un écosystème en déliquescence avancée…

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L'amour maternel, note de lecture dans Habiller le Ciel d'Eugène Ébodé –  Par Pierre Fandio

Élisabeth Ewombè Moundo est née à Douala, la capitale économique d’un pays où le football a quasiment statut de religion. L’intérêt des essayistes, écrivains ou analystes pour le « sport roi » du pays de Samuel Eto’o Fils n’a jamais été pris à défaut. Avec ses milliards effectivement ou prétendument sortis du trésor public sans destination connue, la seule aventure de l’organisation de la dernière Coupe d’Afrique des Nations pourrait donner lieu à un triller à succès. Elle pourrait même servir de trame à une comédie qui ferait pâlir d’envie Bill Cosby ou Eddy Murphy ou même Robert Lamoureux avec sa série Septième Compagnie (série de trois films) si l’histoire n’avait pas lieu dans le pays dotée de la deuxième plus importante hydrographie continentale mais où moins du tiers de la population de la capitale économique a accès à de l’eau courante. En tout cas, même en passant sous silence les nombreux trophées continentaux des clubs et de sa sélection nationale, la patrie de Roger Mila reste le premier pays africain champion olympique de football (Sidney 2000) et le tout premier pays du « continent noir » à avoir passé le stade de 8e de finale à une coupe du monde de football. Le Cameroun qui participe en 2022 à la huitième coupe du monde de football (un autre record africain) et où les stades de Japoma ou d’Olembé, aux dires des « spécialistes », n’ont rien à envier à Maracaña ou à Wembley et ne saurait donc être, comme dirait un personnage de Williams Sassine, « n’importe qui » dans l’univers du ballon rond.

C’est donc sans surprise que Le Match des adieux relate un match de football. En effet, le dernier roman de la trilogie commencée avec Le Grand Semblant et suivie de Rédemption, est la chronique d’une confrontation au sommet : la mythique équipe de Kolotius affronte en finale de la coupe du Sinueux, sa rivale et valeureuse équipe des Panthères. Match de titans, combat des gladiateurs : aucun superlatif n’est de trop pour décrire ce « match du siècle », tant le jeu, les enjeux et les acteurs tutoient les cimes. Et comme dans toute compétition de ce niveau qui se respecte, le suspense et la tension sont palpables au sein de la foule des supporteurs et même de simples amoureux du ballon rond. Agglutinés les uns sur les autres, au stade ou devant leur poste de télévision ou même accrochés à leur poste radio, les « croyants » (football-religion oblige) des deux bords sont à l’article de l’apoplectise. Alors que les deux équipes n’arrivent pas à se départager depuis plus d’une heure, un pénalty est sifflé contre l’équipe la plus ancienne et la plus capée du championnat. Suite à un shoot magistral du capitaine des Panthères, le ballon se dirige inexorablement dans les buts de Kolotius quand le stade et le pays tout entier suspendus à la fin de l’action, sont instantanément plongés dans le noir, suite à une panne de courant électrique. Le ballon que personne n’a vu entrer effectivement dans les buts, reste introuvable, même des mois après le rétablissement de l’énergie électrique. Le match de football devient affaire d’État. Le récit bascule dans la farce ou plutôt dans une fable sinistre. D’immondes et effrayants prédateurs dont certains sortent tout droit de la préhistoire et de la mythologie,pataugent dans un écosystème en déliquescence avancée : des velociraptors, plésiosaures,demi-dieux, panthères, squamatusbicéphalus, etc. L’échange entre la biocénose et le biotope d’une part et les constituants de la biocénose d’autre part, se fait sur le mode exclusif de la prédation, comme se désole un couard Parfait Leurre, impuissant à maîtriser la voracité et la férocité des sociétaires de son sinistre antre. « Le club n’était, dit-il, qu’un tremplin pour amasser, accumuler les biens, encore et encore, toujours plus. Si au moins, ils redistribuaient un peu autour d’eux. Non, c’est pour eux, rien que pour eux ».

Ce match qui est le point culminant du championnat se mue alors la métaphore d’un État fictif bien que facilement indentifiable tant les portraits, les descriptions, les actions et les allusions sont parlants. À la manière de Giambatista Viko et Niaiseux dans Giambatista Viko ou Le viol du discours africain de Georges Ngal, Alpha et Oméga qui observent en tandem les affaires du pays du célèbre conteur Tètè Ngwese, racontent une République tropicale où rien ne marche droit, tant les acteurs, les discours et le système sont perpétuellement en porte-à-faux. Régis par des textes dont la pertinence n’a pas grand-chose à envier à ceux qui organisent la Bundesliga allemande ou la Série A italienne, le championnat national de football dont la rencontre à jamais inachevée est le prétexte de la diégèse est, à l’image de la constitution et des lois de la République du Sinueux: proche de la perfection sur le papier. Mais, les acteurs en charge de la mise en œuvre des uns comme des autres textes, débordent de subterfuges pour mettre le quotidien de compétiteurs et des concitoyens à des années-lumière de l’esprit et de la lettre des textes.

Ex-équipe unique du championnat, Kolotius est, comme l’ex-parti unique, dirigée par un chef fantomatique et jouisseur, entouré d’une cour dont les noms et les fonctions des frotte-manches relèvent plus du bestiaire le plus abject que de tout autre registre, comme on a pu s’en rendre compte tout à l’heure. L’équipe qui domine le championnat, tout comme le parti dont l’ambition avortée « était de laisser derrière [lui] une terre de prospérité où chaque Sinueux trouverait bon de vivre », est à la fois un panier à crabes et une mare aux crocodiles Comme dans toute république bananière, les lois et les règlements sont ici appliqués à la tête du client. Aucun coup n’est ainsi assez déloyal, aucune violence assez illégitime pour « mettre au pas » des opposants déclarés ou supposés, ni même pour « mettre à l’ombre » y compris un camarade de parti « trop ambitieux. » Bref, la terreur et l’arbitraire sont ici érigés en mode de … régulation sociale. Une guerre fratricide sans merci oppose ainsi les clans constitutifs du « club » de la Palmeraie où, bien que proclamées comme des mantras par toutes ses « créatures », les « hautes instructions » répétées du capitaine spectral au gouvernail de ce bateau ivre, ne sont jamais suivies d’effets. Ainsi, autant que la « rigueur » et la « moralisation » affichées comme bases de toute action publique à l’aurore du règne, les « grandes ambitions » et les « grandes réalisations », tout comme « l’émergence » qui enflent désormais les discours publics des acteurs du système crépusculaire, demeurent de simples éléments de langage que propage à tue-tête une clique hors-sol cette faune malfaisante dont le seul projet et la seule réussite consistent à torpiller les textes organiques à son avantage pour s’éterniser au pouvoir, est ainsi exclusivement mue par les appels de sa panse. Alpha peut ainsi remarquer que « Nous sommes un pays de slogans. Nous aimons emprunter des mots agréables à l’oreille qui nous confortent dans l’ère du temps ».

L’État à la tête duquel sévissent celui que des caudataires n’hésitent même pas à comparer à Moïse de la Bible et ses créatures, est donc un modèle de ventrocratie au sens où la romancière camerounaise, Natalie Etoke, entend cette création lexicale. Selon l’auteure de Je vois du soleil dans tes yeux (2008), cette néologie désigne un régime politique centré sur la recherche à outrance des plaisirs du ventre et du bas-ventre de ses dirigeants. La quarantaine d’années de règne sans partage de la faune funeste de « panseurs » et la guerre de succession rendue inévitable par la santé déclinante de son « Auguste Augustissime Majesté » auront conduit un État rendu exsangue au bord du précipice où, dangereusement, il est incliné. Le suspense du match inachevé accompagne ainsi la tension intenable d’un pays comparable à un baril de poudre dont la moindre étincelle pourrait entraîner la déflagration : « Le turbulent baron, fait remarquer avec justesse un « congressiste », faisait du pays un fagot de bois sec qui n’attendait que la buchette et l’allumette pour flamber ».

« Panem et circenses » disait le poète satyrique latin Juvénal dans Satyre X. Les dirigeants de Rome, on l’aura compris, tenaient leurs sujets par le pain et les jeux. Or, au pays découvreur de « l’autochtonie » et de « l’allogénie » où il n’y a jamais véritablement eu de pain pour tout le monde, même les jeux en viennent à manquer aujourd’hui. Que le football qui a longtemps servi d’exutoire soit ainsi rentré lui aussi en crise, les conditions sont désormais quasiment toutes réunies pour faire de cette contrée étrange où « un plus un égale ce que nous avons décidé », un feu d’artifice géant. Un diagnostic franchement inquiétant.

Le Match des adieux est, sans conteste, un roman sombre, sûrement le plus pessimiste non seulement de la trilogie qu’il boucle, mais aussi de toute la bibliographie de l’ancienne directrice Afrique de l’UNESCO. Ceux qui voient le verre à moitié plein pourraient valablement détecter derrière cette obscurité dense, un subtil rayon de lumière dans le fait que le roman se termine alors que le pire programmé et rendu pratiquement inévitable par une coterie de ce qu’un personnage de Marcel Kemadjou Njanke nomme « pourriticiens » véreux, n’est pas (encore) arrivé. Par cette narration qui se termine alors que l’action est encore en cours, la lauréate du Prix Ivoire de la littérature africaine d’expression francophone 2000 (La Nuit du monde à l’envers) pourrait ainsi vouloir signifier que tout reste encore possible, un deus ex machina pouvant toujours dénouer opportunément cette situation dramatique. Dans cette perspective, Le Match des adieux pourrait alors être celui de l’adieu aux larmes d’un peuple assujetti pendant près d’un demi-siècle qui verrait alors le bout du tunnel. Cette perception paraitrait même d’autant justifiable que, comme le concède Omega, ce dernier match a marqué un tournant décisif dans l’avenir du pays. Car,

Il y a à présent, une émergence de forces nouvelles. Le peuple, à force d’avaler les couleuvres de la corruption, du désordre, de la mauvaise gestion des ressources, des barons qui se révèlent être des prédateurs opportunistes et cupides, en fait une indigestion. Avec cette rencontre, les colosses ont découvert leurs pieds d’argile. On dit que le capitaine du club « Avenir » (un jeune club concurrent) serait le messie annoncé par un prophète.

Dans tous les cas, le dernier roman en date de la première Camerounaise faite « Keita », c’est-à-dire, « Fille aînée du Mandingue » en 2000 en Guinée, est une belle aventure de lecture. L’auteure de Little Toe & Pebble (2000) travaille non seulement les portraits, mais elle met aussi un soin tout particulier ici, comme dans ses textes précédents, à ciseler les noms de ses personnages, que ces derniers soient ouvertement ou subrepticement historiques, référentiels ou anaphoriques, pour emprunter à la typologie de Philippe Hamon dans « Pour un statut sémiologique du personnage ».

L’histoire en accordéon rendue par l’espiègle duo, Alpha et Oméga, se déroule ainsi dans la bien dénommée « République du Sinueux », dirigée par sa « Majestueuse Majesté Parfait Leurre », le « Père » d’une nation introuvable. Le narrateur de l’auteure de Le Destin ordinaire d’un homme ordinaire (2003) ne joue pas seulement avec les nerfs du lecteur par des suspenses « à couper au couteau » : il se joue de lui-même autant qu’il joue avec les mots et les registres. Le comique des mots et de situations le discutent souvent au comique de gestes pour rendre l’inacceptable rapporté digestible ou plutôt soluble, par le rire ou le sourire. Le roman tout entier est basé sur un comique de situation : celle d’une république dirigée par … un « roi fainéant », entouré de Lords et de barons de pacotille et à la désignation aussi grotesque que cocasse. Il en est ainsi des « barons » dits Premium, Ganesh Shodekwiss (chaude cuisse?) Boogeymann, Piscou, Perruchet, El Grego, etc. Quant à « Sa Majesté », titre que l’initiateur du « renouveau » se fait attribuer par ses louangeurs, il est, comme on le sait, un prédicat honorifique régi par les conventions diplomatiques pour se référer à un monarque : roi, reine, sultan, empereur ou impératrice. La scène du jugement de « l’affaire du pénalty », elle, est un morceau d’anthologie de comiques de mots, de gestes, de situations, de caractères et de répétitions; tandis que le verbe ampoulé des courtisans, servi à hue et à dia, fait systématiquement sourire ou même rire jaune. Dans cette même perspective, quasiment tous les noms de lieux, d’institutions et de personnages sont motivés comme diraient les linguistes. La relation entre le signifiant et son signifié y est généralement construite sur le mode de l’humour, de l’ironie ou du sarcasme. Même en passant sous silence les noms du président et de la de la république déjà évoqués, l’on ne peut ne pas sourire de la définition du club de Kolotius : c’est un R.D.P.C. c’est-à-dire, un « Rassemblent Difficile d’un Peuple Corrompu ». Le réseau très dense d’intertextualité implicite ou explicite avec des histoires réelles ou fictives partagées par un grand nombre d’observateurs de la société africaine contemporaine, ne peut que décupler « le plaisir du texte. »

Les relations entre les noms de nombre de personnages et leurs fonctions, elles, semblent construites avec plus de soin encore. Lord Lawman (« homme de loi », en anglais) est ainsi le ministre de la justice qui empêche systématiquement l’opposition pourtant légale de jouir de plus commun des droit associés à son statut : s’opposer. Le bien nommé baron Fidèle Fidelus qui déjà, à l’image des autres hypocrites courtisans, ne croient pas un seul traitre mot de son discours pompeux à l’endroit de son « créateur », trompe allègrement son épouse avec la jeune … Désirée; alors que Bushe Kicoz(Bouche qui cause?), lui, avec le franc-parler qu’on lui connait, est une menace pour Parfait Leurre et La Palmeraie. Le tandem Alpha et Oméga qui tient les rênes de la narration est un cas emblématique. En effet, la romancière qui semble se jouer de ses créatures comme on l’a vu, n’épargne guère celles qui, par leur implication dans le récit et même l’histoire, peuvent valablement lui tenir de lieu de « porte-paroles ». Les noms dont est affublé le duo conteur, philosophe et analyste politique qui dit la diégèse, semblent pourtant lui reconnaître un certain pouvoir voire un pouvoir certain : celui d’être au début et à la fin des choses. L’expression « Alpha et Oméga » est même entrée dans le langage courant pour désigner la totalité, la perfection. Mais, contrairement à ce que sa double dénomination pourrait laisser entendre, notre tandem épigone d’Estragon et Vladimir de En attenant Godot qui commence la narration, est incapable de dire la fin d’une histoire qui semble pourtant évidente.

Le Match des adieux est ainsi un roman puissant par sa force évocatoire et très agréable à lire du fait de son dire construit autour d’une abondante et rafraichissante inventivité.

*Le Match des adieuxDouala, AfricAvenir 2021, 194 pages