L’intrus

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L’un de mes amis me dit un jour, après le déconfinement :

Chaque fois que j’essaie de parler d’autre chose, le Covid-19 trouve le moyen de montrer son museau et s’invite dans mes conversations et dans celles de mes interlocuteurs. J’ai livré en long et en large mes impressions sur l’épidémie, tout au long de cet effroyable et interminable feuilleton qui dure depuis plusieurs mois et pour encore je ne sais combien de temps. Il n’a certes pas battu le record de Haine et passion, la série américaine de 15762 épisodes et 56 saisons, diffusée entre 1952 et 2009 sur CBS, une chaîne américaine. Mais la différence avec un téléfeuilleton, c’est qu’on peut choisir de ne pas le regarder et qui, de surcroît, peut être divertissant pour certaines catégories de téléspectateurs. Le Covid-19, la série d’horreur la plus effrayante qui soit, elle, s’invite hic et nunc chez tout le monde contre son gré et impose ses règles et son calendrier.

J’ai tellement parlé de ce virus, qui a mis le monde en arrêt, que j’ai cru que j’en ai fait le tour complet et, partant, domestiqué et exorcisé cet épouvantail. Mais plus j’essaie de le ranger dans les oubliettes, et plus il s’acharne à s’incruster dans mes pensées, mes rêves et mes actions. Tout autour de moi me parle de ce fléau et de son acharnement à se répandre à travers une autre vague que l’on annonce plus féroce que la précédente. Les nouvelles en provenance des Amériques sont de jour en jour plus alarmantes les unes que les autres. L’Asie et le Moyen-Orient ne sont pas en reste. Ailleurs, on craint un rebond et, sans discontinuer, on met en garde autorités et populations. Et tout cela sans perspective de médication ou de vaccination à horizon rapproché. Les traitements, encore hypothétiques, s’annoncent d’ailleurs hors portée de l’écrasante majorité des bourses du monde.

Avant l’arrivée de l’épidémie et de son cortège de peur et d’angoisse, il me suffisait de fermer les yeux pour me transporter dans l’univers de mon choix afin de lutter contre le blues que la vie distille certains moments. Mon évasion préférée est celle où je m’imagine en héros d’une épopée taillée sur la mesure de mon état d’âme du moment. En général, et au fur et à mesure de l’avancée implacable des années de mon existence, je suis dans le rôle du jeune héros paré des meilleurs atours de la gloire. Mon personnage est irrésistiblement beau, riche, fort et gentil. Ma partenaire est évidemment une perle rare à la beauté unique. Elle est éperdument amoureuse. Je m’imagine également en superman défenseur de la veuve et de l’orphelin, imbattable et aussi généreux qu’un Robin des bois. Je me représente aussi en savant qui vient à la rescousse d’un monde en perdition. Le monde onirique des séniors est très fertile.

Depuis l’irruption du Covid-19 dans ma vie, je n’arrive plus à m’évader du quotidien à travers mes rêves compensatoires : le virus est là qui s’interpose entre moi et mes échappatoires virtuelles. Je n’arrive plus à muer en héros, mon état de vieux retraité rhumatisant et occasionnellement goutteux résiste à mon imagination habituellement galopante à souhait. Dans mes nouvelles tentatives d’incursion dans mon monde enchanté, je bute contre des tonnes de masques, des lacs de gel hydroalcoolique et une peur lancinante qui trône dans les yeux de l’Autre, miroir de ma propre anxiété. Plus de belle aux yeux de jade ni de force invincible contre le mal !

Je n’ai plus de conversation agréable et mon élocution a été phagocytée par les sujets macabres où l’épidémie et ses traumatismes envahissent mes phrases et imposent leurs propres sujets, verbes et compléments. Que faire pour sortir de cet enfer ?

Je lui réponds :

Il faut suivre le conseil des spécialistes et apprendre à vivre avec le virus. Tu trouveras ainsi et sûrement le moyen d’établir avec lui une situation de coexistence apaisante…

Il m’interrompt :

Une cohabitation ? Tu parles ! J’ai essayé vainement de le domestiquer et, faute de pouvoir le faire, de l’ignorer, mais il est partout. J’en viens à envier les passants qui affichent à son égard une ignorance superbe et ostensible, à force de tomber le masque qu’ils n’ont peut-être jamais mis et brûler la distanciation physique qu’ils ne tiennent pas… Je me demande si, ce faisant, ils ont surmonté leur phobie coronarienne ?! 

Je rétorque :

Ce sont des irresponsables, des inconscients et des contaminateurs potentiels.

Il répond :

Et moi, je suis certes un être conscient, mais j’ai quand même perdu ma quiétude et je veux la retrouver coûte que coûte… Hélas, le geste barrière de mes doux songes contre le quotidien routinier des barbons s’est avéré sans effet face à cet intrus qui a élu domicile dans mon esprit pourtant toujours aussi friand d’évasion…

Rabat, le 12 juillet 2020