L’égalité dans l’héritage face à la réalité sociologique – Par Bilal Talidi

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‘’ Il y a lieu de savoir si le mouvement à l’origine de ces revendications [l’égalité] a travaillé en amont à la modernisation culturelle et sociale, garantissant l’adhésion sociale à ce projet, notamment de la part des femmes pour lesquelles le discours sur l'égalité dans l'héritage a été promu ? Sans oublier les réalités socio-économiques qui ne fournissent pas nécessairement les conditions pour le succès de ce chantier ?’’

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Le Patient et l'intempestif - Par Bilal TALIDI

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Des recommandations concernant le code de la famille ont fuitées aux médias, assurant qu'elles figurent dans le rapport soumis au Roi, Amir al-Mu'minin. Parmi ces recommandations, celles relatives à l'héritage ont suscité de vastes critiques. On s'attend à ce que, si cela s’avère, elles conduisent à une discorde sociale. 

Si la mesure et la retenue dictent de ne pas croire ces fuites et de préserver l'intégrité des relations institutionnelles contre toute frivolité, il est néanmoins utile d’analyser dans l’absolu la relation entre le changement du système d'héritage, en vue de l'abolition du privilège masculin. Il s’agit de vérifier si pareilles modifications sont de nature à constituer effectivement une menace sur la stabilité sociale, ou si c'est simplement un prétexte pour anticiper le débat en exerçant une pression politique en amont de la réforme de la Moudawana.

En réalité, nous sommes face à une question de perspective, qui consiste à mesurer toutes les conséquences d’une réponse favorable à la revendication de l’égalité dans l'héritage. Elle soulève, en effet, un défi philosophique et social, car le principe de cette égalité, d'un point de vue philosophique, rejette toute fragmentation, et implique sa mise en œuvre dans l'ensemble du code, ce qui n’est pas sans induire un problème social difficile à résoudre. C’est que l'application du principe de l'égalité dans l’héritage suppose aussi que les conjoints partagent à part égale les frais de la vie en commun dans tous les domaines de la vie conjugale :  les charges des enfants qu’il s’agisse de la vie en couple ou en cas de divorce, l'abandon de la dot dans le mariage, la compensation et les frais de soutien durant la période de viduité, entre autres dispositions traditionnellement imposées à l'homme dans le cadre de ses responsabilités familiales. Cela implique également l'abandon du droit de répudiation, et ce qui en découle en termes d'abandon du divorce révocable, car la répudiation est un droit exercé par l'homme.

L'égalité dans l'héritage entraîne donc un changement radical des modèles de relations familiales et sociales, et interpellent la capacité à supporter cette équation sociologique. Toute la question est de savoir si la réalité sociale accepterait cela ? De même, il y a lieu de savoir si le mouvement à l’origine de ces revendications a travaillé en amont à la modernisation culturelle et sociale, garantissant l’adhésion sociale à ce projet, notamment de la part des femmes pour lesquelles le discours sur l'égalité dans l'héritage a été promu ? Sans oublier les réalités socio-économiques qui ne fournissent pas nécessairement les conditions pour le succès de ce chantier ?

Ce courant a passé une longue période à convaincre de la nécessité de criminaliser du mariage des mineurs, et n’a pas trouvé dans des centres de pouvoir, un obstacle à la réalisation de cette revendication. Cependant, dans la phase d’application, elle s’est heurtée à la réalité sociologique, notamment dans « les zones de rareté » où les niveaux de développement sont en dessous de la moyenne nationale et où un tel mariage se présente en outil de production et en une solution de problèmes sociaux pressants.

L'application du concept d'égalité absolue ne nécessite pas seulement l'élimination des barrières socio-économiques, comme dans le cas du mariage des mineurs, mais exige en plus d’un bouleversement économique et social, une révolution culturelle. Tant il ne s’agit pas seulement d’affronter ce courant appelle la "culture patriarcale" et n’exprime pas uniquement le ‘’besoin’’ d’une dominance phallocratique. La mise en œuvre de cette égalité nécessite aussi et surtout de convaincre les femmes de renoncer à des acquis importants afin de leur imposer la responsabilité de naviguer dans une équation sociale où le taux de chômage dépasse les 10 %, où les place à l’abri du besoin ne courent pas la rue.

Gardons toutefois la réponse à la question de la faisabilité de l’égalité revendiquée ouverte, étant convaincus qu’au niveau des hautes responsabilités on est forcément conscients que les conditions pour l'application de l'égalité absolue sont encore lointaines, et que la question de la faisabilité n'est pas liée à un effort socio-culturel, mais nécessite une transformation socio-économique gigantesque, qui se rapproche  de la révolution industrielle que l’Europe a commencé à connaitre à la fin du 18ème siècle et qui a produit et continue de produire progressivement ses effets socio-culturels à ce jour .

La question de la faisabilité nécessite la mise en place d'une base solide qui s'étend dans le long cours temps, peut-être sur des siècles, à condition qu'une interaction se produise entre deux niveaux de transformation, les conditions de la révolution sociétale, et la dynamique économique et sociale, et ce qu'on peut espérer d'elles en termes de changement des structures économiques et sociales, susceptibles d’aider à ancrer l'idée de changement de la relation homme/femme.

La problématique de l’égalité ne peut se résoudre en réalité par le dépassement de la question de la faisabilité, et nécessite une idée claire du modèle et de la vision alternatifs qu’on peut avoir d’un système d'héritage garantissant le principe de l'égalité absolue.

Le modèle américain, par exemple, pose des questions plus complexes que celles posées par le système d'héritage en Islam. L'héritage dans la loi américaine permet au défunt, de son vivant, de distribuer son héritage selon sa volonté, en rédigeant un testament authentifié, permettant à une personne, héritière légitime ou non, de recevoir l'héritage, et sur cette base, de priver les héritiers issus de la filiation et de la parenté. On entre ainsi ainsi dans un débat philosophique profond, concernant la distribution des richesses après la mort, et si cela représente la liberté du de cujus (celui dont la succession est ouverte) de son vivant, ou le droit de la justice qui garantit aux proches un partage de l'héritage comme dans les modèles britannique et français, qui limitent le testament à une part spécifique pour permettre aux héritiers d'accéder à l'héritage du défunt.

Nous ne voulons pas nous engager dans cette problématique, car la liberté accordée pour la distribution de l'héritage par testament dans le modèle américain est limitée dans d'autres modèles pour protéger le droit des héritiers à l'héritage du défunt, et n'est permise que dans la limite d'un tiers comme dans le modèle britannique, ou ne doit pas dépasser la part légale des héritiers comme déterminé par la loi française.

Les modèles français et britannique posent la question des critères de division des parties qui méritent l'héritage, ainsi que les critères pour inclure les enfants illégitimes (naturels) et ceux qui sont adoptés parmi les héritiers légitimes, et les critères de distinction entre eux et les enfants légitimes.

Dans le modèle français, il y a un problème lié à l'héritage des parents, qui sont bloqués par la présence des descendants, et c'est une question très sensible dans notre société marocaine, représentant un défi culturel, social et économique. Alors qu'ils sont bloqués dans le modèle britannique par la présence des descendants et l'un des conjoints également.

Dans le modèle américain, l'ordre change légèrement, donc la relation conjugale précède la filiation, et l'une n'empêche pas l'autre, donc il y a un partage de l'héritage en cas de leur réunion, et les parents sont privés en présence d'un des conjoints, ou des enfants.

Ces questions sont posées par trois modèles occidentaux "inspirants" dans la réalisation du concept d'égalité, soulevant de nombreux défis que notre société marocaine ne peut supporter, car elle ne permet pas, par exemple, à un enfant issu d'une relation extra-conjugale de revendiquer la filiation, c'est-à-dire la raison qui garantit son droit à l'héritage, et n'accepte pas que l'adoption soit une raison pour mériter l'héritage, encore moins d'accepter que les parents soient privés de l'héritage, que ce soit par les descendants y compris les enfants nés hors mariage, selon les normes culturelles dans l'espace arabe, ou par les conjoints. Et au-delà de cela, cela soulève d'autres problèmes liés à la privation totale de l'héritage par testament (le modèle américain), ou à la privation partielle (les modèles britannique et français), qui n’interdisent pas que le testament soit en faveur d’un héritier légitime aux détriment des autres, ce qui soulève à nouveau la question de l'égalité, et de la préférence discriminante, et ce qui en découle en termes de justice et d’équité dans la distribution de la richesse aux héritiers.

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