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Les heures littéraires du « printemps arabe »
QUAND LE PRINTEMPS EST ARARBE?est le Collectif, dix-huit auteurs en tout, qui essaye de comprendre ce qui s?est pass? dans notre univers de la Tunisie o? tout le brasier s?est enflamm?, ? l?Egypte et ? la Libye o? tout se poursuit en passant par le Maroc qui a re?u les vents d?un printemps qui n?en est pas vraiment un. L?ouvrage sera pr?sent? vendredi 18 avril ? 18 h ? la librairie Kalila wa Dimna ? Rabat. Pour ses lecteurs Quid a choisi un extrait,?LES HEURES LITTERAIRES DU ??PRINTEMPS ARABE??, pour son style et sa mesure dans l?approche d?un ph?nom?ne dont l?issue, encore incertaine, n?est pas forc?ment rose. Tant s?en faut.
Rien n?est plus ambigu, ni plus ?quivoque que le langage. Voyez cette expression ??le printemps arabe??.? Elle ?voque un printemps qui n?en est pas un, inspir? par le printemps des ?illets, ou celui de la chute du mur de Berlin qui en furent un.? Quant ? celui de Prague, ce fut un printemps tragique.? Cette expression a ?t? aussi utilis?e par Beno?t M?chin comme titre d?un ouvrage publi? en 1959.? Les lecteurs connaissent cet auteur et sa vision conservatrice et r?actionnaire du monde.? Son printemps arabe, ? lui, est la p?riode o? se sont mis en place ces r?gimes, contre lesquels justement la jeunesse s?est insurg?e aujourd?hui.? Les lui encense dans un style apolog?tique.? ??Printemps??contre ??Printemps??.? Les mots disent tout et le contraire de tout.
Faut-il donc, se m?fier grandement des discours h?tifs, enthousiastes, des litt?rateurs qui dans l?urgence expliquent, d?crivent, et racontent l?irruption inattendue d?un ?v?nement que?Abdelwahab Meddeb qualifie ??d??v?nement de nature po?tico-politique??.? Po?tique, l??tait-il vraiment pour que la fleur de jasmin vienne aur?oler son tumulte sanglant??? Politique, il l?est assur?ment au point d??tre pour certains pays une saison en enfer qui incendie tous les printemps.? La litt?rature de l?urgence est une litt?rature utile, mais n?est pas porteuse de t?moignage.? La romanci?re ?gyptienne Sohayr Elmsadfa est plus s?v?re. Elle affirme que les romans qui s?inspirent de ce ??printemps?? ne sont pas? esth?tiquement convaincants.? Et la journaliste tunisienne Alia Bennouhaila, quant ? elle, n?h?site pas ? affirmer ? son tour que les romans ? t?moignages de cette p?riode n?ont pas encore ?t? ?crits.? Elles ont raison toutes les deux dans leur constat de r?alit?, tant la cr?ation esth?tique est instable comme est chaotique l?actualit? politique.
L?acquis irr?versible est la lib?ration de la parole, une lib?ration salvatrice.? Plus personne ne restera aphone, ni muet ni n?acceptera plus la censure, ni ne pliera sous l?autocensure. ?Cette parole qui s?incarne dans des chansons, des pi?ces de th??tre, des blogs, des banderoles, des slogans, qu?exprime un street-art foisonnant, qui utilise indiff?remment l?arabe, l?anglais, le fran?ais, les langues berb?res, toutes les langues ? la disposition des manifestants, est v?hicul?e par des enqu?tes de journaux, de stations de t?l?vision, des essais, des reportages, dans une profusion anarchique.? Elle n?offre que peu de romans.? Il faut pour que la litt?rature de fiction naisse et soit fertile en ?uvres marquantes, une lente maturation, un temps long de gestation, une distanciation d?avec les ?v?nements faisant de l?auteur un observateur plus qu?un acteur engag?.? ??Le temps du r?cit n?est pas le temps de la r?volution?? fait remarquer Maati Kabbal.? Il est quelque peu exag?r? d??crire comme cela a ?t? fait, lorsque la foule envahissait la place Tahrir au Caire, ou d?filait dans les rues des capitales arabes, que les ?crivains ?taient en premi?res lignes.? Ils y participaient t?m?rairement en tant que citoyens, nullement en artistes.
Pister les ?uvres de fiction dans cette ?bullition politique et sociale, reviendrait ? s?interroger, (ind?pendamment des aires g?ographiques qui les auraient vu na?tre), si parall?lement une r?volution culturelle et esth?tique s??tait mise en marche et si les artistes ?taient ? la fois acteurs et cr?ateurs.
Des rencontres ont eu lieu qui tentaient de cerner l?impact esth?tique de cet ??impr?vu??.? Certains analystes se sont hasard?s ? essayer de d?couvrir si ces ?uvres de fiction n?avaient pas annonc? ce printemps, comme si l?artiste pouvait ?tre devin et proph?tiser ainsi l?avenir imm?diat de son peuple.? Certains y ont cru, l?ont m?me dit, apr?s coup.
Rapha?l Enthoven, dans une relecture surprenante de Moby Dick de Melville (1851) ?crit qu?au tout premier chapitre de ??ce livre oc?anique? l?auteur se livre ? un exercice de divination qu?aucun charlatan ne r?ussirait?: ??Mon voyage ? la p?che ? la baleine fait partie d?un grand programme que la providence a ?tabli? j?imagine que cette partie de l?affiche a du ?tre ? peu pr?s ainsi r?dig?e?: ??grande ?lection contest?e pour la pr?sidence des USA? Voyage de p?che ? la baleine pour un nomm? Ishmael.? Batailles sanglantes en Afghanistan??.? Incroyable dit encore ce critique, comment fait Melville pour tomber juste??? Rien ne laissait entendre, en 1851, qu?en l?an 2000, l??lection pr?sidentielle am?ricaine se jouerait ? quelques dizaines de bulletins? Et qu?il y aurait des batailles sanglantes en Afghanistan.? Aucun signe ne permet ici, conclut Rapha?l Enthoven de comprendre une telle sorcellerie, une telle entrevision de l?avenir?? Qu?est-ce ? dire sinon que la puissante imagination de Melville, par un hasard inou? fait co?ncider litt?rature et histoire??.? Ce hasard inou?, a-t-il aussi servi Jos? Saramago (prix Nobel 1998) dont l??pouse a d?clar? selon l?analyste Mohamed Khattabi, que cet auteur avait proph?tis? le printemps arabe dans son roman ??La Lucidit???.? Il y aurait dans cette ?uvre une sc?ne o? les manifestants d?cid?rent d?occuper pour une longue p?riode la principale place dans la ville.? Obtenant satisfaction ils se mobilis?rent pour en nettoyer tous les alentours.? Quelle que soit la lucidit? de cet ?crivain talentueux mais controvers?, une seule sc?ne ne justifierait pas une telle revendication et le pays nous para?t ?tre plus le Portugal que l?Egypte.? Sa myopie, son manque de lucidit? sur un probl?me aussi vital pour notre pays, que celui du Sahara, justifieraient que l?on se m?fi?t des sp?culations h?tives de son ?pouse.
Ce ??hasard inou aurait-il aussi servi pour ne citer que ceux-l??: Mohamed Selwany, dans son roman ??Les ailes du papillon??, Amal Mokhtar, dans son r?cit ??La fum?e dans le palais??, Rajae Alem, dans ??Le collier de la Colombe??, Younes Manai dans ??La S?r?nade d?Ibrahim Santos?? et Hassan Wad dans ??Son excellence Mr le Ministre???, pour que la critique les ?lise, en fasse des oracles et fasse de leurs ?uvres des r?cits pr?monitoires, visionnaires, annonciateurs de fulgurantes ruptures.? Curieuse situation qui voit des ?v?nements survenir et imposer aux lecteurs des interpr?tations ?inattendues, loin de la vis?e premi?re et du projet initial des auteurs.? L??uvre de fiction, fille de l?histoire n?a jamais pr?dit l?histoire.? Des pr?dictions en litt?rature ? leur possible r?alisation dans le cours de l?histoire, c?est ce que tent?rent de cerner des s?minaires comme ??la litt?rature et le printemps arabe, analyses et perspectives??, des essais comme ??Printemps arabe et litt?rature dont le sous titre est bien r?v?lateur,? de ?la r?alit? ? la fiction, de la fiction ? la r?alit頻, des colloques comme ??Printemps arabe, pr?misses et autopsies litt?raires??.? Dans ce genre d?approche la plus pertinente est celle du site ??M?diapart?? de fameuse r?putation o? des journalistes ?laborent un dossier intitul? ??Voyages en litt?ratures arabes??, et qui plus que de chercher une divination quelconque ?dans ces ?uvres, essaie d?y d?celer les racines de cette stup?fiante effervescence.? Ils vont se demander, comme l?a justement remarqu? un observateur si ??les bouleversements des formes auxquels on assiste depuis les ann?es 80 et m?me depuis plus longtemps ne pr?paraient pas d?j? ? notre insu la survenue de cet inattendu et de ses d?fis??.
Se pr?occupant de savoir si ??la litt?rature??tait l࠻, ??s?il y avait un silence des intellectuels arabes ou non??, pourquoi Boualam Sansal parlait d?aphonie ?plut?t que de silence, les journalistes de ce site parcourent l?ensemble du paysage litt?raire depuis la deuxi?me moiti? du si?cle dernier.
De Naguib Mahfouz ? Khaled Khamissi pour l?Egypte, de Kateb Yacine ? Amine Zaoui pour l?Alg?rie, de Mohamed Choukri ? Mohamed Laftah pour le Maroc, les th?mes recens?s qu?exploitent ces ?critures subversives n?anticipent pas ces ?v?nements, ne les annoncent pas mais en recensent les itin?raires.
Le r?alisme descriptif de Naguib Mahfouz (prix Nobel) dans sa trilogie cairote, sa critique virulente de la r?pression dans son r?cit ??Karnak Caf???, la truculence de Alaa Aswany dans ??L?immeuble Yacoubian?? espace qui symbolisera ??un ilot de r?sistance ? l?ordre ambiant tant politique que religieux??, la puissante imagination de Gamal Ghaitani dans ??La myst?rieuse affaire de l?impasse Zaafrani??, le kal?idoscope des blocages et des aspirations de la soci?t? ?gyptienne que d?ploie ??Taxi?? de Khaled Khamissi d?frichent ces routes et chemins, changent la perception de l?homme arabe et ?veillent sa conscience ??Ce n?est pas la fonction de la litt?rature de changer la situation politique?; la litt?rature change l??tre humain, nous rend des ?tres humains et ce sont ces ?tres humains chang?s positivement par la litt?rature qui peuvent changer la situation?? dit Alaa Aswany.
La litt?rature nous rendrait-elle meilleurs?? C?est ce qu?il semble sugg?rer. Il sugg?re plus.? Elle semble, pour lui, devoir faire du lecteur un ?tre contestant les iniquit?s, l?oppression, les in?galit?s, d?non?ant la pauvret?, la mis?re, appelant ? plus de justice, devenant le complice de l?auteur dans son engagement pour un monde de plus de libert? et de fraternit?.? Les auteurs quelle que soit la langue qu?ils aient choisie, dans cette phase pr?-printemps arabe avaient-ils cette ambition??? Leurs ?uvres ?taient des ?uvres de d?nonciation de l?ordre ?tabli, politique, social, religieux.? Se consid?raient-ils, militants d?un changement radical de leur soci?t? tel que l??taient les manifestants occupant les places et les rues??? Au Maghreb, une litt?rature bic?phale, depuis peu tric?phale, avait privil?gi? le th?me de l?identit? perdue, tatou?e, revendiqu?e, ballott?e dans un entre-deux ?puisant, faisant ?merger un JE, ivre de tous les moi, h?sitant, dressant l?individu contre la famille, le p?re, la religion, la corruption, d?crivant la mis?re sexuelle, ?rigeant tout cela sur le socle de mythes fondateurs d?utopies et de folles esp?rances.? Est-ce ce JE lib?r? qui va se muer, si l?on en croit la th?orie de Alaa Aswany, en un manifestant brisant les interdits dans un d?sir fou de changement??
Quelle est la part de la contestation litt?raire dans l??veil de la conscience de ce JE qui avec Mohamed Bouazizi deviendra le martyr qui d?clenchera l?incendie??
Cette litt?rature sera la litt?rature d?un JE, retrouv?, r?invent?, ?clat?, fragment?.? Elle est la litt?rature de la diversit?, de la fronti?res, de la marge, de la fuite, de la folie, du mythe de l?androgyne, de l?entre-deux, de la religion questionn?e, de l?alt?rit?, du double, du Nous, de la? transe, de la trace, des risques d?apostasie, de l?accueil de l?autre, du refus de l?autre.? Elle est litt?rature de la tentation du suicide, du sacrifice, de l?individu candidat au martyr.
A-t-elle contribu? pour autant ? ??changer l??tre humain??, pour que chang? positivement et devenu effectivement martyr flamboyant, son immolation change la soci?t?.
Ce JE, agissant, ou ce moi agissant?? ????????? ???????????????????, dont parlait Boutros Hallaq? serait-il le produit de cette litt?rature polyphonique, plurielle??? Cette qu?te d?identit?, disloquant le nous, indign?e, col?reuse, r?volt?e, r?habilite-t-elle l?individu, qui aspire ? faire choir de son pi?destal l?autorit? r?pressive, oppressive.? Chez cet individu, une forte demande de libert? se r?v?le imp?rieuse, surgissant du silence qui ?touffait ses voix.? Des strat?gies d??criture les exprimeront-elles par des mots et des formes renouvel?es??
Avec ces mots r?invent?s, la th?matique deviendra impudique.? Mais la strat?gie d??criture subversive, ne portera en elle aucune pr?diction.
Certes, l??mergence de cet individu singulier, permet d?affirmer que cette litt?rature, ?non?ait d?j? en 2002 comme dans le roman ?crit en anglais d?Ammer Abdulhamid, ?crivain syrien (D?r?glements), ??une gigantesque d?flagration au Moyen Orient??.? Certes, comme le fait remarquer Dominique Conil, Hicham Mater, ?crivain ?gyptien ?crivant en anglais, dans son roman ??Au pays des hommes??, ou Shork Fatah, Kurde Irakien, ?crivant lui en allemand dans? ??Noir Obscur??, ??crivent tous deux sur la terreur et la violence.? L?un et l?autre? explorent l?irrespirable, les d?g?ts int?rieurs, les m?canismes de la peur, la l?chet? et la trahison.? Ils racontent la vie sous la chape? d?un r?gime, le quotidien des gueux, l?effet de tenaille entre religion et politique.? Et ce qu?il advient lorsqu?on soul?ve la chape o? que l?on r?ve d?avoir une vie plut?t qu?un destin??.? Ils ?noncent comme bien d?autres, une r?alit? honnie, mais n?annoncent pas.? Ils sont t?moins, parfois acteurs, mais ne sont ni oracles, ni proph?tes? Adonis, en t?moin, dit ??Il faut cesser d?utiliser le mot r?volution, au m?pris? de son sens profond??.? Alors, t?moins ou acteurs, ces ?crivains peinent ? nommer les ?v?nements, que vivent leurs soci?t?s.? ??Printemps??, ??r?volution??, ??d?r?glement??, ??r?voltes??, ??effervescence??, ??guerre civile??, ??soul?vement??, ??bouleversements??, ??batailles??, ??manifestations??, la parole semble impuissante ? nommer l?histoire qui se vit.? Comment peuvent-ils d?s lors pr?voir, quand le langage manque, et que les mots r?ticents ? nommer accentuent la d?route.
En v?rit?, les ?crivains avaient ?t? surpris comme tout le monde. C?est pour cette raison qu?ils ont ?t? impuissants ? nommer ce qui les a surpris. Ils avaient dans les pays arabes, pour la plupart anim? une litt?rature de r?volte, de souffrance, de r?ves perdus. Ils ont pressenti les d?rives autoritaires,? l?absolutisme fondamentaliste, l?enfermement id?ologique, la cl?ture de l?esprit, Ils ont d?crit pour la plupart l??touffement des libert?s. Certains d?entre eux furent emprisonn?s, tortur?s, d?autres ont ?t? enlev?s, ont disparu. Beaucoup furent b?illonn?s, censur?s, r?duits au silence ou ont choisi le silence.? Mais la parole est rest?e devant les manifestations, les immolations, les sacrifices et? les affrontements une parole politique.? Elle ne s?est pas encore mu?e en renouvellement? de la? parole litt?raire, esth?tique, po?tique? nommant la singularit? des ?v?nements par une singularit? du langage et des mots. Cette parole litt?raire est ?? venir.
Les ?uvres que nous avons retenues pour cette ?tude sacrifient au classicisme du genre et du? style? romanesques, en langue arabe ou en langue fran?aise. Si ??Rue des voleurs?? de Mathias? Enart, appartient ? une aire g?ographique quelque peu ?loign?e des lieux o? se d?roulent ces ?v?nements, ce? r?cit talentueux reste dans sa forme un roman? classique. ??La? s?r?nade d?Ibrahim?? Santos?? de Yamen Manai est un conte de la veine aussi classique des contes.?? ????????? ?????????????? de? Amal Mokhtar reste de m?me comme ?????????? ..??? ???????????? de Houcine ?Wad. A sa mani?re chacune de? ces ?uvres appartient? ? ce moment de l?histoire du monde arabe.
Mathias Enart affirme, ? juste titre, que ce qu?on appelle ??printemps arabe?? n?est pas le th?me essentiel de son r?cit, mais plut?t l?errance du jeune Lakhdar, sa? tragique descente aux enfers, symbole d?une g?n?ration en perdition. Ce brillant r?cit qui d?ment ma pr?diction que le Maroc aux lendemains de l?ind?pendance cessera d??tre un th?me litt?raire, accueille en toile de fond les ?v?nements du printemps arabe mais?? s?int?resse? plus ? l??vocation d?un univers clos? plut?t qu?au chaos printanier. Univers sans issue, d?une jeunesse de l?entre deux, d?entre ici et l?ailleurs, d?entre la tradition et la modernit?, d?entre la foi et la la?cit?, ?trangers ? l?autre et surtout ?? eux m?me. Sinon, la fin serait incompr?hensible. Pourquoi le principal personnage assassinerait-il son meilleur ami? Lamentable suicide en fait. C?est effectivement comme si par cet assassinat il se supprimait lui m?me et quittait cet univers intol?rable. Personnage d?cal?, qui ne ressemble en rien aux manifestants qui croient aux valeurs de libert?, de fraternit?, qui croient en un monde meilleur, alors que lui est d?sabus?, d?fait avant m?me d?avoir lutt?, d?avoir manifest?, hors jeu ou hors-JE.? Un JE sans avenir quelles que soient les couleurs du printemps.
Le r?cit de Yamen Manai ??la s?r?nade d?Ibrahim Santos?? ?est un conte et comme tous les contes, magique et envo?tant.? ?crit par ce jeune auteur tunisien, un an avant la chute de la dictature qui s?vissait dans ce pays, il d?nonce la b?tise de ce genre de r?gime, glorifie les traditions et le pass?, persifle ? propos des progr?s technologiques et des certitudes technocratiques, mais ne proph?tise en rien la fin de l?oppression comme cela a ?t? ?crit ici ou l?. La fin? qui voit le mouvement de r?volte ?chouer sous les tirs des soldats fid?les au r?gime le montre bien. Le personnage principal meurt comme meurent toutes les r?volutions. Reste une langue truculente, un r?cit distrayant, une atmosph?re rappelant l?univers de Garcia Marquez en plus l?ger, poignant, mais a?rien. Un passage philosophiquement? dense o? l?auteur d?voile ses peurs et ses angoisses qui perturbent un peu le cours du conte prouve le d?sir profond de changement que tout le r?cit masque et dissimule. Sous la nostalgie des temps anciens glorifi?s? sourde en effet le r?ve d?un ailleurs qui ?chapperait aux dictateurs et aux despotes. Le village dont il s?agit n??tait. Il pas hors de la carte du monde, hors du monde ?
Il semble que l?ouvrage en langue arabe de Hocine Wad ?????? ??? ?????????ait aussi ?t? ?crit quelques ann?es avant les ?v?nements tunisiens. C?est ce qui ressort de la lecture de la pr?face. Ce n?est qu?en 2013 que le lecteur a pu prendre connaissance de cet ouvrage. L?auteur imagine qu?un supp?t du r?gime fait son autocritique et la critique de l?autocrate qu?il a servi apr?s que ce r?gime l?ait sanctionn? et abandonn?. Il mourra assassin? dans les prisons ou il a ?t? jet?, et cette autocritique, plus qu?un plaidoyer pro domo est un d?montage des m?canismes de ce r?gime corrupteur, corrompu, mafieux et sans scrupules. Ce roman s?il avait ?t? publi? avant la chute du dictateur aurait eu une toute autre signification. Il aurait ?t? un acte de r?bellion courageux au m?me titre que? le ??d?gage?? des manifestants. Pour l?avoir ?crit, l?auteur fut certes courageux. Pour? ne l?avoir pas publi?? en son temps, il l?a d?pourvu? de?? sa dimension historique. Diffus?, apr?s coup, il n?eut? qu?une dimension anecdotique ?v?nementielle. Parfois, des ?uvres d?terminantes? perdent de leur intensit?, parce que les circonstances de leur publication les ont priv?es de la port?e dont elles auraient? b?n?fici?. Il aborde tous les th?mes familiers ?? ce type de r?gime : l?exploitation, le mensonge, l?oppression, le vol, la corruption, les d?bauches de tous genres, le m?pris du peuple. Il n?h?site pas non plus comme d?autres r?cits a abord?, le religieux et le sexuel dans une langue r?aliste et incisive. Mais il s?est transform?? en un document d?histoire descriptive, ne fut pas arme offensive.
Le roman? aussi en langue arabe de Amal Mokhtar ???????? ???????????????eut une autre destin?e. Les circonstances de son ?criture ont fait que comme l?a ?crit un critique on ne sait plus si c?est Amal Mokhtar qui ?crit la Tunisie ou si c?est la Tunisie qui envahit l?auteure et lui enjoins de l??crire. Amal Mokhtar dit que ces circonstances l?ont pi?g?e, elle qui ne voulait ?crire que sur la tristesse,? l?inqui?tude, l?angoisse, la m?lancolie et l?oppression qui l?habitaient et se r?pandaient dans la soci?t? tout enti?re avant les ?v?nements qui la calcin?rent, s?est trouv?e ?crivant un livre ??politique??, elle qui n?en a jamais ?crit, ni pens? en ?crire. Elle consid?re cette ?uvre comme ??mixte??, parce que les cinquante premi?res pages furent ?crites avant ce qu?elle? appelle ??r?volution?? et que la suite le fut apr?s.? Les personnages r?clament de vivre leur destin. Le th?me de l?angoisse reste le th?me essentiel du r?cit, mais l?angoisse a chang? de nature. Elle d?crivait dans les premi?res pages plus la m?lancolie que l?angoisse que diffuse dans la soci?t? un r?gime oppresseur, elle s?est retrouv?e d?crivant une autre angoisse celle qu?annonce au del? du palais de Carthage, une fum?e qu?attisent des errements des nouveaux oppresseurs. Le cours de l?histoire de cette ??r?volution? a chang? et a fait d?vier le cours du r?cit. Pour clore le r?cit, elle n?eut qu?une ?chappatoire : convoquer dans le dernier chapitre les grands personnages de l?histoire de son pays.? Il me? semble que,? ce faisant, elle fait un acte prophylactique, pour se prot?ger et prot?ger son pays des lendemains tragiques.
Elle eut de plus l?humilit? de reconna?tre qu?elle n?a pas choisi d??crire sur la r?volution. Et qu?il faut pour faire une ?uvre esth?tiquement digne de ces ?v?nements une distanciation qui l??loignerait des ?v?nements. Ce roman n?en garde pas moins le parfum d?un bouquet de jasmin mutil?.
Ce ??printemps?? qui n?en est pas un,? a lib?r? la parole. Elle est maintenant f?brile?? plus dans les m?dias que dans l?Art de la litt?rature,? s?aventure dans une? th?matique renouvel?e, les formes le sont moins. Des pr?misses de renouveau dans le th??tre et la chanson? s?duisantes mais timides. Peut-on se demander si la parole politique accouchera d?une r?volution esth?tique ? Il faudra pour cela qu?elle reste libre et ne soit pas assujettie de nouveaux ? des injonctions st?rilisantes.
Sonallah Ibrahim dans son ouvrage ??le comit??? publi? chez Actes Sud en observateur lucide a r?sum? ainsi l?interrogation qui s?impose ? notre g?n?ration : ??Nous vivons une ?poque sans pareille, que ce soit par l?importance des ?v?nements, ou bien par les perspectives qui s?ouvrent. Sauriez vous nous dire ce qui,? guerre, r?volution, ou intervention, passera pour le symbole de notre si?cle aux yeux des g?n?rations futures ???
Quelle ?uvre? litt?raire parlera? demain pour la post?rit? de ce bouleversement sans pr?c?dent des fondements de notre culture et de notre civilisation ?