« Frankenstein à Bagdad »

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couv-bagdad Les nations renaissent toujours triomphantes des charniers et des cendres que s?ment les Frankenstein que bricolent et inventent les brocanteurs de l?histoire Il fallait absolument lire, le roman du m?me titre de Ahmed SAADAWI, prix international du roman arabe 2014. Si j?avais longtemps h?sit?, c?est que j??tais satur? des nouvelles tragiques quasi quotidiennes qui nous parvenaient de cette ville, martyre et victime d?elle-m?me. Explosions, cadavres, assassinats, vengeances, crimes, terrorisme. Je savais que j?allais retrouver tout cela dans ce roman puissant mais d?sesp?rant. L??crivain lui-m?me ?chappera ? un de ces attentats qui ponctuent les jours saccag?s de cette ville mythique fractur?e en mille et un fragments br?lants et douloureux, quelques instants avant d?apprendre qu?il avait d??tre prim?? Il dira?: ??la r?alit? a soudain percut? la fiction? comme si mon histoire et celle des mes personnages ne faisaient plus qu?une??. il s?empare d?un mythe, qu?avait cr?? Mary Shelley avec son roman ??Frankenstein ou le Prom?th?e moderne??, qui a fait et continue ? faire les beaux jours de la litt?rature fantastique et du cin?ma fantasmagorique, et d?crira une ville, un pays en proie ? la peur, ? l?angoisse, au d?sarroi, o? les habitants n?ont qu?un d?sir, un avenir?: fuir au loin ce carnage ininterrompu, et ce monstre n? des manipulations d?un brocanteur ? antiquaire, ivrogne et fabulateur. Le projet satanique de cet homme qui vit dans ??Al Bahawiyine??, quartier populaire o? toute l?action du r?cit se d?roulera, ?tait de recoudre les membres des victimes disloqu?es par les explosions et d?en faire un ??corps-cadavre?? (peut ?tre celui de son compagnon ?cartel?). Mais comme dans la l?gendaire histoire de Mary Shelley ce corps ?chappera au contr?le de son ??cr?ateur??, ressuscitera d?entre les cadavres et commencera son ?uvre de vengeance destructrice, ravageuse. Pour tous les habitants de Bagdad, ce personnage monstrueux est ??celui qui n?a pas de nom??, ??criminel X??, ou simplement X, except? pour la vieille Elichoua pour qui il sera Daniel, son fils parti pour la guerre irako-iranienne, qui n?est jamais revenu, dont elle esp?rait le retour et qui cette nuit a surgi devant elle, inopin?ment. Le mythe du monstre ainsi cr?? va permettre ? l?auteur avec un r?alisme poignant une description hallucinante du chaos irakien. La lecture du r?cit est p?nible mais saisissante et prenante. Plane sur la ville la terreur des milices assassines, des criminels myst?rieux et anonymes, des policiers qui sont ou ne le sont pas, des pr?dateurs, des profiteurs, des accapareurs-jouisseurs. La couleur dans le roman est sombre comme si le jour ?tait la continuation de la nuit et la nuit la continuation du cauchemar infernal des jours. La ville comme le remarquera un critique est une forteresse, les rues sont quadrill?es de points de contr?le ind?finissables, et les quartiers d?fendus sont prot?g?s par des casemates et des murs en b?ton qui ne prot?gent rien, (en aucun cas pas la population inoffensive de ces groupes lourdement arm?s) et ne prot?gent pas ces groupes criminels eux-m?mes, de la macabre vengeance du monstre errant dans la ville d?sesp?r?e. Qu?est-ce qui fait que malgr? tout, git au fond de ce roman noir une p?pite lumineuse, palpitante d?espoir. Ce que ce bricoleur ? brocanteur faisait inconsciemment en recomposant un corps et en se servant des membres des cadavres d?chiquet?s par les explosions incessantes, est la reconstitution du corps de la nation, crucifi?e et d?capit?e. Ce monstre serait ??l?incarnation de la soci?t? irakienne??, dans l??parpillement fatidique de ses composantes, dans le reniement de sa foisonnante histoire, dans le d?nigrement de ses valeurs morales et ?thiques ancestrales, de ses grandeurs culturelles. Si ce cadavre ressuscite c?est parce que c?est l??me d?un jeune homme ? l?or?e de la vie qu?une explosion va priver de vie et les siens de bonheur qui va l?habiter et l?animer. Innocent de tous ces crimes, de cette d?vastation, de cette folie meurtri?re, ce jeune homme avait comme emploi, un emploi de gardien, comme s?il ?tait ??gardien ? symbole?? de cet amour que les petites gens cultivent encore au fond d?elles-m?mes pour leur patrie. Si les individus meurent les patries ne meurent pas. Et s?il arrive que les nations souffrent, se mutilent tel ??l?h?autoutimoroum?nos?? baudelairien, c?est que tous, nous sommes victimes et bourreaux et coupables de c?cit?, d?aveuglement quand le tragique rattrape notre histoire. Dans le roman de Mary Shelley il y a une phrase ?clairante, ??Doit-on penser que je suis seul coupable alors que l?humanit? enti?re a p?ch? contre moi???? Dans le Moyen Orient d?vast?, toute l?humanit? est coupable des monstres qui renaissent, ressuscitent et d?capitent l?esp?rance. Dans le roman de Ahmed Saadawi, le Frankenstein qui ?chappe ? toutes les tentatives de capture et d?assassinat est la patrie indestructible qui garde au fond d?elle encore un peu d?humanit? qui sauve. Le monstre ressemble malgr? tout au fils de la vieille Elichoua, Lazare ressuscitant (la petite vieille est chr?tienne). Son petit-fils qui vient l?aider ? quitter cet enfer est le sosie trait pour trait de Daniel. Le dernier paragraphe de ce r?cit accablant de tristesse est soudain une explosion non d?horreur mais de joie et d?all?gresse?: un orchestre traversant ce quartier maudit joue des airs populaires que des enfants accompagnent de leur cris insouciants et c?est une pluie bienfaisante qui panse les douleurs et les souffrances d?un pays en deuil. Un deuil que balaient et effacent des joies enfantines, annon?ant des lendemains apais?s. Les nations renaissent toujours triomphantes des charniers et des cendres que s?ment les Frankenstein que bricolent et inventent les brocanteurs de l?histoire.

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