Des contradictions internes de la réforme judiciaire marocaine

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La société marocaine, prise en tenaille entre modernisme audacieux et conservatisme suspicieux, demeure un cas d’école de psychopathologie politique

La réforme judiciaire marocaine est symptomatique du nouveau monde en accouchement dans la douleur. La séculaire machine makhzénienne, structure inamovible de l’autorité pérenne, braisière intemporelle des soumissions souterraines, se laisse contourner, déborder, prendre de vitesse par les nouveautés stimulantes sans céder un pouce de ses chasses gardées. Le quadrillage sécuritaire, profondément enraciné dans les localités, plie sans rompre sous les vagues rénovatrices. Les poissons pilotes passéistes se glissent sournoisement dans les plis de la consensualité. La société marocaine, prise en tenaille entre modernisme audacieux et conservatisme suspicieux, demeure un cas d’école de psychopathologie politique.

La justice marocaine, qui s’émancipe au forceps des pesanteurs administratives et des tutelles politiques, place les outils numériques au centre de la défense des citoyens. Les circulaires insistent sur la protection des libertés individuelles et collectives, la lutte contre les violences répressives et la communication sociétale. L’autonomie du Parquet général acquise, les tribunaux doivent désormais assurer leur mission en toute responsabilité et en toute indépendance, dans la clarté, la probité et la reddition des comptes. Les technologies nouvelles se mobilisent pour neutraliser les effets néfastes des intermédiations bureautiques et faciliter l’accès direct des usagers au service public. Les blocages prévisibles seront-ils surmontés par les solutions électroniques ? Qu’en est-il, dès lors, de la dimension humaine ?

Cette révolution transversaliste est d’autant plus méritoire qu’elle s’appuie sur les ressources insoupçonnables de la révolution numérique. L’intelligence artificielle peut traiter, en un temps record, des quantités considérables de documents, pointer les pertinences dans des affaires particulières, tamiser les vérifications préalables, sélectionner les jurisprudences congruentes. La dématérialisation des procédures réduit les erreurs involontaires ou volontaires. Dans le contexte de la libre circulation de l’information, il n’est plus de secrets, fussent-ils étatiques, qui ne soient révélés au grand public. Les prestations judiciaires elles-mêmes sont l’objet de fuites courantes, se retrouvent soumises, dans l’interactivité généralisée, aux implacables analyses de compétences intenables, prennent au moindre manquement une tournure de scandale. La justice institutionnelle, dans ses rendus ordinaires, jadis ignorés par la presse, n’est plus à l’abri de la critique sociale. La nouvelle stratégie de la Délégation générale à l’administration pénitentiaire et à la réinsertion (DGAPR), vise parallèlement l’humanisation des conditions de détention des prisonniers, la suppression définitive des traitements cruels et dégradants, le développement des options alternatives aux privations de liberté, la normalisation des accompagnements thérapeutiques et pédagogiques. Les vidéoconférences, les interrogatoires à distance des prévenus, outre les économies logistiques qu’elles induisent, sauvegarderont-elles la dignité humaine ou déboucheront-elles sur une robotisation des justiciables ?

 Les mêmes maîtres-mots reviennent comme des leitmotives dans les déclarations officielles : primauté du droit, intégrité, transparence, diligence, simplification, fluidification, unification, coordination... Et pour redresser les rigidités psychologiques et combattre les bavures, l’on injecte à doses massives l’objectivisme digital, et l’on oublie que la numérisation est contreproductive dans les mains apathiques. La croyance aveugle du positivisme dans les vertus miraculeuses de la science, censées guérir tous les maux de l’humanité, n’a-t-elle pas conduit aux pires atrocités ? Les techniques ne sont-elles pas à double tranchant selon leur usage ?

 La volonté de transformer des mentalités encrassées par les réflexes ancestraux d’obéissance se heurtent d’ores et déjà aux cauteleuses méconnaissances. Quelle marge d’opérabilité pour le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ), qui remplace désormais le Conseil supérieur de la magistrature, mais dont les avis ne revêtent qu’un caractère consultatif ? Cette institution veillera, certes, sur le principe de la séparation des pouvoirs, garantira dorénavant la nomination et la promotion des magistrats sans interférences extérieures, proposera des rapports sur l’évolution du système judiciaires et des propositions pour rectifier ses éventuelles carences. Les attachés de justice, qui organisent, dans ce cadre, la lutte contre l’endémique maladie de la corruption, doivent suivre une formation continue, enrichir en permanence leurs connaissances et leur culture générale en s’imposant une déontologie sans faille dans le respect des chartes et déclarations internationales sur les droits et libertés.

Cet esprit d’équité a beau être soutenu par des partenariats et des jumelages, notamment des initiatives de coopération bilatérale avec plusieurs pays, qu’en sera-t-il dans les pratiques quotidiennes ? Ainsi le Médiateur, qui dispose d’une base de données recensant les plaintes et leurs suivis, doit saisir, en dernier recours, le chef du gouvernement et retomber sur l’exécutif, autrement dit s’enfermer dans le jeu du serpent qui se mord la queue… Les doléances citoyennes ne sont-elles pas les meilleurs indicateurs des infractions et des impunités administratives ? Les lenteurs makhzénniennes, tricoteuses de nodosités insurmontables, traficoteuses de passe-droits lamentables, fossoyeuses de décisions incontestables, sont difficilement éradicables. La justice, dans une société gangrénée par le favoritisme et l’obstruction savante de l’égalitarisme, commence pourtant par la réparation des préjudices.

 Tardent à entrer en vigueur les recommandations du Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) orientant  vers l’abolition de la peine de mort, la condamnation juridique des incitations publiques au racisme, à la haine et à la discrimination, la proscription des circonstances exceptionnelles, des consignes et des ordres émanant des autorités civiles et militaires, la criminalisation des disparations forcées, des trafics de migrants, des crimes financiers dus aux détournements, aux abus de pouvoir et aux pratiques corruptives, l’inclusion dans les compétences juridictionnelles des crimes contre l’humanité.

 Le Maroc excelle toujours dans les grands apparats et les beaux auditorats. La première Conférence internationale sur la justice, regroupant quatre-vingts pays africains, européens, américains et asiatiques, s’est tenue à Marrakech en Avril 2018. Les thématiques de cette rencontre convergent sur la nécessité de démocratisation et d’harmonisation des systèmes judiciaires planétaires, la rationalisation des cartes judiciaires, la généralisation du fonds d’entraide familiale, la systématisation de l’assistance aux plus démunis, l’enregistrement audiovisuel des gardes à vue, la réduction des détentions préventives, l’encouragement des peines alternatives, l’amélioration de la qualité des décisions, des délais de traitement et des mises en œuvre des jugements, l’informatisation des juridictions.  La Déclaration de Marrakech proclame comme objectif cardinal l’indépendance de la justice dans son exercice réel, condition incontournable pour gagner la confiance des citoyens. D’où la nécessaire actualisation des législations et leur adaptation aux imprescriptibles droits humains. Cette profession de foi, gravée dans le marbre, ne restera-t-elle pas, comme tant d’autres conventions solennelles, qu’une moralité référentielle sans retombées concrètes ?