Culture
Marguerite Duras, finalement féministe
Les acteurs Jane March et Tony Leung lors du tournage du film "L'Amant", adapté du roman éponyme de M. Duras, de Jean-Jacques Annaud au Vietnam en 1991
Marguerite Duras ne se sentait "pas féministe du tout", et pourtant, 25 ans après sa mort, l'écrivaine française passe finalement comme telle, à force d'avoir pourfendu dans son œuvre le machisme de son siècle.
"Une féministe c'est à fuir. Ce n'est pas le bon moyen si l'on veut changer les choses (...) Je ne suis pas féministe du tout", clamait-elle lors d'une émission sur la radio publique France Inter en 1987.
La romancière Marguerite Duras sur le plateau de l'émission "Apostrophes" à Paris le 28 septembre 1984
Se sent-elle décalée face à un féminisme plus radical apparu au début des années 1970, aux slogans choc, dans lequel elle ne se reconnaît pas ? Refuse-t-elle cette étiquette, comme toutes les autres qu'on a voulu lui coller ? Le terme, en tout cas, lui déplaît, même si elle a signé en 1971 le "manifeste des 343 salopes" pour le droit à l'avortement.
"Il me semble que non, l'engagement féministe n'a pas été déterminant pour elle", estime Aurore Turbiau, doctorante en lettres qui fait ses recherches sur les écrivains féministes. En revanche, "il a éclairé sous un nouveau jour une partie de son œuvre".
Dans ses fictions, la romancière, qui s'est éteinte le 3 mars 1996 à l'âge de 81 ans, a subtilement défendu la cause féminine à des époques où elle était méprisée ou absente du débat, y compris littéraire.
"Esprit d'indépendance"
Des photos de Marguerite Duras dans la maison de sa jeunesse à Sadec (Vietnam) le 10 juillet 2010
La domination masculine, Marguerite Duras l'avait éprouvée très jeune, en voyant sa mère, veuve, marginalisée en Indochine française par des fonctionnaires coloniaux (hommes) qui lui avaient sciemment vendu des terres infertiles, et son grand frère exhiber une misogynie brutale, comme elle le raconte dans "Un barrage contre le Pacifique" en 1950.
Après cette jeunesse indochinoise qui la marque fortement, "son esprit d'indépendance se voit puisqu'elle fait des études de science politique, ce qui à l'époque est rare pour une femme", souligne Olivier Ammour-Mayeur, de l'université ICU à Tokyo.
Puis il se manifeste dans la littérature. "La plupart des textes de Duras peuvent passer pour féministes, pour la simple et bonne raison que les figures centrales sont des femmes, et pas des faire-valoir, mais toujours des personnages qui n'entrent pas dans les codes de ce que devrait être une femme selon la morale de l'époque", ajoute ce professeur de littérature française.
Ainsi Lola Valérie Stein, dans "Le Ravissement de Lol V. Stein" (1964), héroïne insaisissable, est racontée par un homme, dans une logique inverse à celle de très nombreux romans du XXe siècle, où c'est le héros qui cultive le mystère face à des personnages féminins souvent stéréotypés.
Quatre à zéro
"Les personnages féminins de Duras ont un désir de subversion, une quête d'absolu qui peut passer par la marginalité, la violence, la prostitution", relève Chloé Chouen-Ollier, professeur de lettres dans le secondaire dont la thèse de doctorat portait sur Duras.
"Duras féministe peut-être? Encore faut-il définir de quel féminisme on parle, et se demander si aujourd'hui certains de ses textes pourraient paraître, comme +L'Homme assis dans le couloir+ ou même +L'Amant+", ajoute-t-elle.
Le premier, roman très court paru en 1980, raconte une relation sexuelle violente. Le second, prix Goncourt 1984, les amours entre une adolescente de 15 ans et un homme de 27 ans.
Même dans le scandale suscité en 1985 en France par son article intitulé "Sublime, forcément sublime Christine V." et évoquant la mère d'un enfant, le petit Grégory, dont le meurtre n'a pas été élucidé, elle ne dévie pas de ses convictions.
"Les gens ont pensé qu'elle se prononçait sur la culpabilité de Christine Villemin. Ce n'est pas du tout ce qu'elle écrit. Son propos est que si Christine Villemin est coupable, elle a raison de tuer cet enfant, au nom de toutes les femmes écrasées par le patriarcat", commente Jean Cleder, maître de conférences à l'université de Rennes 2.
"Il y avait bien des hommes pour se moquer de son écriture dans les années 50. Où sont-ils aujourd’hui ? C'est elle qui s'est imposée : elle a quatre volumes dans la Pléiade, et eux tous ensemble, zéro", conclut-il.