Culture
Un Nobel de littérature à l’Académie du Royaume
De D à G : Abdeljlil Lahjomri, Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume, .M.G. Le Clézio, Nobel de littérature, Jemaa Le Clézio et Mohamed Essaouri, membre de l’Académie et administrateur de la. Chaire des Littératures comparées.
C’est hôte de la Chaire des Littératures comparées, créée au sein de l’Académie du Royaume que J.M.G. Le Clézio, Nobel de littérature en 2008, est venu au Maroc pour y apprendre combien il fait figure d’ « auteur réconciliateur » des lecteurs marocains avec la littérature française. Et c’est en substance ce que le Secrétaire perpétuel de l’Académie développe dans sa belle présentation de l’auteur, d’où transparaissent l’érudition du comparatiste Abdeljlil Lahjomri et son bonheur d’avoir trouvé en Le Clézio un écrivain français qui lui permet un « retour à une lecture plus apaisée de la littérature française, de ne plus (s)’irriter, en rencontrant dans les récits multiples, stéréotypes, préjugés, (et) d’y décerner malgré tout un noyau de vérité ». Sa nostalgie ainsi comblée, il peut revenir, la conscience tranquille, à ses premières amours pour pister, « avec moins d’irritation et plus de curiosité amusée (…) la présence du Maroc dans la littérature française actuelle », sa spécialité. Bonne lecture.
Il est de tradition dans nos manifestations académiques de faire une présentation de notre hôte. Toutefois, on ne présente pas J.M.G Le Clézio à un public marocain, surtout à un public d’académiciens, d’enseignants, de chercheurs, et d’écrivains, lecteurs de son œuvre, admirateurs de son talent littéraire captivant, de son approche profondément humaine des cultures et des sociétés marginalisées, de l’évocation émouvante de leurs cultures, de leurs traditions, rendant justice, à ceux qui restent invisibles au regard de « l’Autre », ou dont l’image et la représentation dans les lettres, sont brouillées, souvent altérées, dénaturées.
Les exclus du partage
Il suffit de lire « Identité nomade », pour que je sois autorisé à emprunter à d’autres analystes la présentation de son œuvre et de prendre la liberté, en faisant violence, pour une fois, à l’humilité académique prônée dans cette institution, pour vous entretenir de mon rapport personnel à l’œuvre de notre hôte. Le critique dit : « Ce qui singularise Jean Marie Le Clézio c’est sa philosophie que certains pourraient qualifier d’ethnophilosophie littéraire. Il explore les modes de vie et les sagesses ancestrales, nous invitant à repenser notre rapport à la nature et à autrui. Dans un monde de plus en plus globalisé et homogène J.M.G Le Clézio est l’une des rares voix qui s’élève pour défendre la richesse des différences et la dignité de chaque culture » (fin de citation). J’aurai du aussi et surtout placé cet hommage (que toute notre communauté intellectuelle rend ici aujourd’hui à J.M.G Le Clézio) sous l’inspiration d’une immersion dans « la forêt des paradoxes » où il a entrainé son auditoire à Stockholm dans son discours de réception du prix Nobel. Il y a lancé une alerte assourdissante sur l’état préoccupant de la littérature-monde, du monde tout court où (je cite) : « une nouvelle ligne de démarcation (divisera) le monde entre ceux qui ont accès à la communication et au savoir et ceux qui restent exclus du partage » à cause de « cette ère de l’internet, des bulles virtuelles, des réseaux sociaux fragmentés et des cloisonnements algorithmiques qui étalent une toile préoccupante sur l’esprit du temps et les instruments de la connaissance ».
Pour J.M.G Le Clézio, cette exclusion, est un drame. Pour nous aussi.
Je lui dois toutefois des excuses en profitant de sa présence pour me hasarder, un peu égoïstement vers une confession : celle d’un jeune chercheur en littérature comparée, errant en 1968, dans une université en folie, Nanterre (la gare qui y menait ne s’appelait-elle pas Gare la Folie), cherchant un directeur de thèse qui accepterait un sujet qui s’intitulerait « L’image du Maroc dans la littérature française de Loti à Montherlant » et qui intéressait peu de directeurs de thèses.
En ce temps-là, la littérature comparée commençait à s’orienter vers l’étude des représentations des pays étrangers dans la littérature française. Taha Hussein Moenis, le fils du grand Taha Hussein avait déjà publié en1960 sa thèse sur « Présence de l’Islam dans la littérature romantique en France » et un jeune étudiant sénégalais Léon Fanoudh Sifer allait publier justement en 1968 son essai sur « Le mythe du nègre dans littérature française de (1800 à la deuxième guerre mondiale) ».
Me voilà embarqué dans un projet aventureux d’une relecture de la littérature française en y pistant la présence du Maroc, immergé dans une ambiance quelque peu subversive qui m’entraînait vers une critique véhémente, impétueuse. C’est qu’il me paraissait à l’époque que la France des Loti, des Tharaud, des Le Glay, des Montherlant pour ne citer que ceux-là n’a pas su, n’a pas pu, ou n’a pas voulu voir l’Autre dans sa vérité et sa différence. Le pouvait-elle ? Je ne m’étais pas posé la question. Je considérai aussi que Taha Hussein et Léon Fanoudh Sifer avaient été trop modérés, trop conciliants (ce qui m’a valu une fâcherie avec Moenis Taha Hussein). Le jury de thèse n’avait pas non plus compris ni peut-être apprécié l’affirmation dont j’étais fier : « Sans Loti, il n’y aurait pas eu de Lyautey ». Roland Barthes appréciait beaucoup Loti. J’en arrive à ma confession. La publication de votre œuvre « Désert » en 1980 allait me réconcilier avec la littérature française, et récemment, encore plus, les passages émouvants dans « Identité Nomade » : le fait que vous n’ayez pas été au désert et pu le décrire avec autant de vérité dans le sous-sol de l’Ambassade d’Espagne à Paris, que vous parliez d’une dimension magique du Maroc que vous ne connaissiez que grâce à votre épouse Jemaa que nous remercions de nous honorer par sa présence.
Le Maroc dans les œuvres françaises
Grâce à ce roman total, je me suis remis à pister la présence du Maroc dans votre œuvre et au-delà de votre œuvre, dans les récits littéraires français. Cette révélation m’a fait regretter d’avoir abandonné mes recherches de comparatiste, m’a surtout orienté vers un mea culpa pour me rallier bien longtemps après la dispute, à la modération de Taha Hussein et de Léon Fanoudh Sifer. C’est que cette présence du Maroc, que l’on rencontre dans « la Fête enchantée et autres essais », dans « Gens de nuage » en collaboration avec Jemaa, dans «Hasard », dans « Étoiles Errante », dans Ballaciner, dans « Printemps et autres saisons », dans « Poisson d’or » et surtout dans l’impressionnante épopée, l’immense légende des hommes bleus a opéré une rupture, a assagi le critique et lui a fait comprendre qu’il avait tort de croire que la fin de la colonisation verrait la fin de la présence du Maroc dans la littérature française.
C’était sans compter que ce pays ne pouvait laisser indifférent quiconque s’y intéressait. Que le regard de l’AUTRE un moment suspendu ne s’était jamais détourné. Puis que vous avez évoqué la magie du Maroc, que vous avez une vénération pour Ma El Ainin, parce que vous nous conseillez de ne pas oublier… que MARRAKECH (est une oasis…) que cet esprit de l’oasis est un élément important de la culture de cette ville, (que) cela a un sens profond pour l’histoire parce que l’identité africaine est pour partie forgée dans cette ville (l’affluent « africain » dans la constitution marocaine n’est-il pas aussi constitutif de l’identité marocaine), parce que vous avez avec « Désert » réactualisé la présence du Maroc et de la foi, dans la littérature française et l’avez rendue fascinante pour ne point rester obsédante, je me suis remis à aimer cette littérature, à la refréquenter après la distance née du long et douloureux cheminement de Loti à Montherlant.
Je vous dois ce retour qui me fait redécouvrir que le Maroc n’avait pas disparu du paysage littéraire français, au point que, je me demandais si c’est le Maroc qui par sa présence habite quelque part la littérature française ou bien si c’est la langue française qui habitait le Maroc s’y réactualisant comme source d’inspiration poétique et littéraire. Le Maroc comme émotion esthétique et comme inspiration philosophique, offrant des méditations infinies, une fragmentation d’images colorées et séduisantes, est une belle revanche sur ceux qui en ont fait ou voulu en faire un objet de laboratoire. « Marrakech-Médine » de Claude Ollier (1979), « Danses au Maghreb d’une rive à l’autre » de Viviane Le Lièvre (1987), « Tanger » de Daniel Rondeau (1987), « La chute de Tanger » de Thierry de Beaucé, « la Rivière aux grenades » (1982) et « Le Maghreb à l’ombre de ses mains » de Michel Jobert (1985), le « Roman du Sahara » de Marcel Lagel (1991), « Les riches heures de Tanger » de Dominique Pons (1990), « Tanger, oranges amères » de Sylvie Fol (1996), « Perla de Mogador » de Nine Moati (1997), ont démenti l’attitude rétive du lecteur-critique déçu, et réanimé son désir de retrouver une littérature peut-être trop rapidement délaissée.
« Désert », par sa densité émouvante et son ampleur ne pouvait laisser indifférent aucun lecteur attentif aux fluctuations de la représentation marocaine dans la littérature française. C’est la raison pour laquelle si j’avais à traduire une de vos œuvres, j’aurais fait autrement que l’auteur M. Berrada qui a traduit la première nouvelle de « « Printemps et autres saisons » où vous faites le récit d’une jeune marocaine Saba, qui s’appelle aussi Libbie, ne sait plus qui elle est, où elle est mais vit dans la nostalgie de ce qu’elle fut. J’aurai traduit « Désert », qui introduit d’emblée le lecteur dans un univers riche d’émotions, de spiritualité, dans une alternance entre l’évocation d’un passé épique et la description d’un présent douloureusement pathétique. Puisqu’elle se présente comme un roman dans le roman, je n’aurais choisi de traduire que l’évocation des contes du passé qui submergent Lalla, au point que, dans son « exil français », « les ancêtres redoublant de férocité », comme le disait si justement Kateb Yacine, elle quittait brusquement la France, pour retrouver son Désert, la légende des hommes bleus, se réconciliant avec elle-même.
Une interrogation m’est restée à la lecture de vos œuvres que je soumets à la sagacité des universitaires comparatistes : J.M.G Le Clézio serait-il un écrivain français d’inspiration maghrébine ? A mon sens il l’est parce que son identité est nomade, que sa marocanité ne souffre aucune contestation dans le cadre conceptuel comparatiste de cet hommage. Me vient aussi à l’esprit une autre interrogation supplémentaire : la femme marocaine de notre illustre hôte Jemaa ne nous renvoie-t-elle pas à Malika de François Bonjean dans « Confidences d’une fille de la nuit », personnage qui rappelle son épouse Touria. Trois œuvres : Désert, Printemps, Poisson d’or, trois femmes marocaines : Lalla, Saba, Laïla, d’une ténacité, d’une timidité qui forcent l’admiration et nous autorisent à nous demander si Jean-Marie Gustave Le Clézio n’a pas prêté son art aux contes et légendes de son épouse marocaine.
L’écrivain réconciliateur
Avec Le Clézio, c’est la France qui devient orientale, parce qu’à l’instar de François Bonjean, il s’inspire de la mémoire de son épouse et, par cette inspiration intense, c’est le cœur sensible de Jemaa qui vibre aux souvenirs de son enfance. L’inspiration est poussée à un tel degré de confluence que ses récits se parent des qualités de l’autobiographie et donnent l’impression de surgir de la profondeur de l’âme marocaine. La publication des « Gens des nuages » confirme une si bouleversante confluence. Là, aussi, avec « Identité nomade » vous m’avez réconcilié avec le genre autobiographique, alors que j’ai conseillé bien imprudemment aux écrivains marocains de langue française d’abolir le « Je ».
Je n’ai pas besoin de conseiller à notre public de lire s’il ne l’a pas encore fait « Désert, Printemps », « Poisson d’or ». Il y découvrirait ce qu’est pour J.M.G. Le Clézio la femme marocaine. Courageuse, exigeante, ne goûtant la paix que quand elle retrouve sa terre natale et nourricière, son « Désert », son univers de liberté et d’amour. Nous sommes loin, très loin des « Orientales » que nous avons rencontrées dans la plupart des récits, bien avant Loti et bien après Montherlant.
Je dois à votre œuvre ce retour à une lecture plus apaisée de la littérature française, de ne plus m’irriter, en rencontrant dans les récits multiples, stéréotypes, préjugés, d’y décerner malgré tout un noyau de vérité, qui une fois débarrassé des oripeaux idéologiques, concernerait plus la France que le Maroc. Si, souvent cette France, chez mêmes ses écrivains les plus illustres, parlait de nous avec une myopie si évidente et si flagrante, c’est qu’elle parlait plus et surtout d’elle-même. Se révélait à moi qu’il reste heureusement la France des G. De Nerval, des Baudelaire, des Rimbaud, des J.F. Bastide, des F. Bonjean et de Le Clézio. C’est avec moins d’irritation et plus de curiosité amusée que le comparatiste pouvait continuer à pister la présence du Maroc dans la littérature française actuelle, à lire avec un intérêt certain, et une appréciation toute assagie des romans comme celui de Pascal Bruckner « Les voleurs de beauté ». Le personnage principal y est (aussi) une femme « Docteur Ayachi, née du mariage d’un père marocain de Rabat et d’une mère wallonne… qui délaisse Louise Labé pour lire les Mille et une nuits, n’a jamais souffert d’être écartelée entre le Maroc et la Belgique… ». Mais où on ne sait pas pourquoi Pascal Bruckner fait dire à un de ses personnages : « Les musulmans ont bien raison de voiler leurs femmes, de les claquemurer. Ils savent eux que l’apparence n’est pas innocente. Ils ont juste le tort de ne pas distinguer entre les visages magnifiques et les autres et surtout de ne pas enfermer les jolis garçons, tout aussi nocifs ». Serait-ce persistance dans une France, aujourd’hui contrariée avec elle-même, d’une mythologie réductrice et trompeuse que l’approche comparatiste autoriserait le critique à dénoncer avec une impulsive ironie s’il n’avait pas, comme antidote, le retour salutaire à la relecture de votre œuvre en particulier « Désert » pour retrouver avec bonheur l’enfant Noor, Enfant-lumière, libre dans cette étendue de transcendance, et revivre la séance de Dikr qui est élévation, l’éloignant des littérateurs de pacotille qui nourrissent la ténacité des mythes relatifs au monde musulman de tant d’absurdités accentués par les moyens de communication modernes qui par la violence de leur impact sont plus redoutables que l’écrit.
L’Académie du Royaume est particulièrement heureuse de recevoir en ce jour mémorable, le revitaliseur que vous êtes qui fait bénéficier la présence du MAROC dans son œuvre colossale d’une centralité qui débarrasse la littérature française des stéréotypes qui l’encombraient depuis le Moyen-âge, la purifie des croyances et des représentations erronées qui peuplent l’inconscient français et européen, que continuent à véhiculer les romans, les moyens de communication et surtout les manuels scolaires. Votre œuvre appelle à une littérature du partage, de la reconnaissance et surtout d’une renaissance, éthique, humaniste. Une littérature prônant les valeurs d’humilité, de piété, de foi en l’autre, d’amour de l’autre dans un monde calciné, fragilisé, fracturé, où s’amenuisent les voix qui devraient s’inspirer de la vôtre et celle de votre épouse Jemaa pour affirmer que c’est dans la littérature, et par l’écriture que seront combattus et vaincus, les errements qui, répandent déflagration, consternation, désolation dans un univers en détresse.