Pandémie
L’ORDRE PUBLIC SOCIAL ?
Il y a cette pandémie de la COVID 19 depuis quatre mois ; il y a aussi dans son prolongement ce que l'on appelle le déconfinement progressif en cours ; et puis l'impact de ce choc que l'on n'arrive pas à maîtriser ni au Maroc ni à l'international. En même temps, cette crise parce qu'elle est multidimensionnelle soumet à rude épreuve tout un "système" en place avec ses déclinaisons et articulations institutionnelles et politiques. Il faut bien parler de système et pas seulement de modèle de développement lequel ne couvre pas les acteurs et leurs formes d'action.
De quoi parle-t-on au vrai ? De la question sociale. Comment se présente-t-elle désormais ? Et quelle politique mettre en œuvre dans ce domaine ? Du côté du gouvernement, il faut distinguer entre les multiples mesures d'urgence prises par le comité de veille économique (CVE) depuis le mois de mars et celles devant être mises en œuvre au terme de la période de confinement et dans le cadre du déconfinement. A cet égard, l'on attendait le projet de loi de finances rectificative adoptée par le Conseil des ministres et en cours de délibération par le Parlement. Le social y-a-t-il vraiment la priorité ? Voire. Un appui marqué est sans doute apporté à l'appareil de production avec un accompagnement jusqu'à la fin décembre de la reprise des activités économiques avec des financements à des taux préférentiels (3,5%),... Mais ce dispositif est conditionné du côté des entreprises par le maintien d'au moins 80 % des employés déclarés à la CNSS.
Mais pour les autres, en majorité des PME et surtout des TPME qui ne seront donc pas éligibles ? En particulier, qu'en sera-t-il de celles opérant dans les secteurs du tourisme, du transport et de tous les écosystèmes qui y sont liés indirectement ? La même interrogation regarde la question de l'emploi. Que fait-on maintenant pour les centaines de milliers de travailleurs, licenciés dans le secteur formel et pour un plus grand nombre relevant, eux, du secteur informel qui ne peuvent que basculer de la précarité vers la pauvreté ? Cette population évaluée à plus de 5 millions de personnes se partage entre ce que l'on appelle les "ramedistes" et l'informel. Il faut y ajouter le sort et toutes les incertitudes qui vont peser sur les nouveaux diplômés de 2020 venant s'ajouter au stock des chômeurs , diplômés ou non.
La santé est évidemment une priorité mais l'économie aussi avec cette forte contrainte : celle de l'emploi. Le Chef du gouvernement n'ignore sans doute pas cette équation mais c'est la réponse des politiques publiques qu'il est censé préparer et décider qui reste largement problématique. Il vient de se réunir avec les syndicats. Pour décider quoi ? L'application de l'accord d'avril 2019 relatif à l'augmentation du SMIG de 5% -après une hausse de même montant le 1er juillet 2019 - n'a pas été revalidée. Difficile, dans ces conditions, d'entrainer l'adhésion des organisations syndicales. Si la CDT demande le respect de l'accord, l'UMT soutient le même principe en le tempérant "au cas par cas".
Comment ne pas voir, dans ce jeu de rôles avec pratiquement des figures imposées que la question sociale va demeurer encore centrale dans la vie politique nationale. Qui va - et peut- la porter et réussir à l'incarner de manière conséquente ? Le gouvernement gère, fait face pour être bienveillant, mais il pâtit de multiples handicaps connus qu'il n'arrive pas à surmonter malgré de fortes impulsions et orientations royales. Sa gouvernance, interpellée par cette crise, évoluera-t-elle d'ici 2021 et la fin de sa mandature ? Beaucoup de scepticisme persiste à ce sujet. Les partis politiques profiteront-ils de la présente conjoncture pour se redéployer plus activement d'ici les prochaines élections locales et nationales de l'année prochaine ? Les syndicats trouveront-ils pour leur part des conditions objectives de remobilisation ? Rien n'est acquis ni pour les uns ni pour les autres.
C'est qu'en effet la crise de cette pandémie ne peut que polariser diverses formes de contestation, les unes peut-être dans des cadres institués mais surtout d'autres échappant à ceux-ci. Ce n'est pas une action collective qu'il faudra redouter, mais autre chose : une convergence de revendications catégorielles ou autres, celles-ci relevant de l'inorganique et de l'informel, autrement dit en dehors des cadres syndicaux. Cette dynamique sociale revendicative voire contestataire prendra, suivant telle ou telle modalité, une charge politique parce qu'elle fera appel et qu'elle interpellera même les autorités publiques, celles-ci étant imputées en dernier ressort.
Le nouveau regard sur l'Etat qui a marqué les derniers mois conduira à produire une forme d'ubiquité : l'Etat protecteur, sécurisant, oui, mais aussi l'Etat de plus en plus perçu comme le destinataire privilégié des revendications et des protestations. Une arène non institutionnelle risque ainsi de se développer ; elle est déjà notable depuis des années. Elle va fonctionner comme un espace d'appel, comme expression d'une dynamique sociale mais aussi comme recours ultime contre des politiques publiques jugées peu solidaires, ne faisant qu'accentuer les inégalités sociales.
Une grande épreuve donc pour le « système », rappelons-le encore. Il s'agit de faire montre d'une capacité d'accueil des demandes et des mobilisations sociales qui ne vont pas manquer de les prendre en charge, sous une forme ou une autre - ce sont les inputs pour reprendre les concepts de la sociologie politique. Mais une seconde variable est aussi à ne pas minorer ni à évacuer : celle du degré de capacité à définir et conduire des politiques publiques - les outputs. A travers la crise sanitaire et l'état de la santé, s'élargit désormais la problématique sociale. Celle-ci intègre, de plain-pied, le premier rang dans le périmètre des domaines régaliens de l'Etat. Assurer la continuité de la vie sociale et sauvegarder la communauté nationale : voilà qui conduit à une insertion de la santé et partant du social dans les choix et les priorités des politiques publiques.
Tout paraît se passer comme si ce processus en cours allait mettre en relief - et durablement - le principe d'ordre public social. De la même façon que l'on parle d'ordre public au regard de la loi pénale ou encore d'ordre public économique - telles les mesures d'urgence du comité de veille économique (CVE) suivies par celles inscrites dans le projet de loi de finances rectificative - la polarisation peut se faire autour d'une dynamique sociale non maitrisable. Une trilogie éclairante, même en pointillés encore, paraît fonder pratiquement cet ordre public social : nommer pour critiquer une situation jugée comme étant injuste et inacceptable; blâmer et faire jouer une logique d'imputation identifiant les causes et les responsables; enfin, revendiquer et réclamer des actions en réponse. Un épais brouillard donc autour de tant d'attentes nouvelles, pas toujours structurées et agrégées ; des réformes faisant sens aussi ; l'adhésion à une vision, encore ; du volontarisme politique, enfin : un grand challenge !