Oublier la pandémie du Covid-19 ?

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L’arrêt long et contraignant du train de la vie d’avant n’a pas révélé que le côté sombre de la vie en société en temps de confinement

Le monde vit des levées différenciées de confinements instaurés pour lutter contre la propagation de la pandémie du Covid-19. On est donc en présence de simples allègements partiels et conditionnés dont l’ampleur dépend de la situation épidémiologique du pays concerné. Les autorités ne cessent du reste de rappeler aux populations que le monde va encore vivre avec le virus tant que les vaccins et les médicaments adéquats n’auraient pas été trouvés, fabriqués et mis à la portée de tout un chacun. En d’autres termes, nous continuerons tous à voir rôder autour de nous le spectre de ce fléau. Comment alors vivre « normalement » avec cette peur dans les tripes ? Car il y a et il y aura la peur tant que la situation pandémique n’aura pas été enrayée. On peut être testé négatif aujourd’hui, et être infecté le lendemain. 

La peur face à l’impuissance de la médecine est un sentiment humain, universel qui ne doit pas être vu comme un révélateur de faiblesse. Car elle permet une prise de conscience du danger et un déploiement des moyens de protection à travers l’adoption de mesures de précaution. Cependant, il est également dans l’ordre des choses, pour certains, de ne pas éprouver ce genre d’alerte. Mais cette absence de prise en considération de la menace relève plutôt de l’inconscience que d’un quelconque courage face au péril. Car non seulement l’imprudent s’expose lui-même au danger qui circule de manière active, mais il y expose son entourage, voire des personnes croisées au hasard.

Une vie à l’aveugle

Mais peut-on vivre infiniment avec la peur d’être contaminé à tout moment ? Peut-on supporter continûment angoisse et détresse ? Si l’on est attentif aux cris d’impatience, voire de désespoir face à la sévérité des périodes de confinement, l’on sait que l’enfermement est fortement anxiogène pour les confinés. Au-delà des enthousiasmes des premiers temps où d’aucuns avaient l’impression de vivre de courtes récréations loin du travail ou de l’école, et de découvrir la proximité avec la famille que les périodes de vacances habituelles permettent rarement, on a vu se manifester petit à petit des expressions de ras-le-bol qui ont pris différentes formes. Le confinement a parfois mis à nu certains aspects de personnes, de caractères et de comportements que le cours de la vie ordinaire escamote ou farde. Certes beaucoup de difficultés sont causées par des problèmes matériels et par la promiscuité qui finit par avoir raison des meilleures résolutions de jouir de la proximité avec ceux qu’on aime. Des études ne manqueront pas de mettre au jour de telles situations. La pandémie n’a pas mis un terme aux instincts prédateurs de certains. Loin de là. Déjà, en plein confinement, des voix ont dénoncé des actes de violence, voire des féminicides à travers le monde. Le nombre de divorces semble avoir connu une nette croissance.  

Bien entendu cet arrêt long et contraignant du train de la vie d’avant n’a pas révélé que le côté sombre de la vie en société en temps de confinement. Beaucoup ont mis à profit cette suspension subie pour méditer le sens et la valeur de la vie, pour lire, pour ouvrir des cartons et mettre de l’ordre dans leurs papiers et archives… Mais avec la gorge souvent nouée par l’absence de visibilité du lendemain. Cette vie à l’aveugle et toutes les nouvelles alarmantes sur la circulation du virus et l’extension de la pandémie viennent constamment déranger la quiétude et la résilience des plus résistants. Qui n’a pas connu pendant cette longue assignation à résidence idées sombres, cafard et mélancolie ? 

Au fond de chaque confiné, il y a eu fort heureusement la perspective du déconfinement annoncé et dont la progressivité et la lenteur font grincer des dents. Cet horizon a malgré tout créé l’espoir et fait miroiter la possibilité, même lointaine, de sortir de la pandémie. Mais la levée du confinement n’est jamais franche et complète. Elle est accompagnée fréquemment d’une programmation par étapes et de tout un cortège de mises en garde contre d’éventuels rebonds et donc de nouvelles mesures d’enfermement. En dépit des nombreuses conditionnalités qui l’entourent, le déconfinement crée des espaces de liberté qui, tout en n’étant pas totale et inconditionnelle, n’est pas moins une fenêtre sur le retour à la vie normale. Les déconfinés en ont usé goulûment, voire parfois abusé. Mais cet horizon s’assombrit à chaque évocation de la situation vécue et à chaque annonce des chiffres y afférents. Car les bilans macabres continuent à être déclamés avec insistance pour rappeler à l’ordre ceux qui oublient que le virus est toujours là, s’ils sont toutefois capables d’oubli à cet égard.

L’oubli dans toutes ses expressions

Si on est, pour le moment, condamné à vivre sous la menace de l’épée de Damoclès du Covid-19, peut-on espérer un jour se débarrasser définitivement de cette sensation de peur et de fragilité ? Cette pandémie prendra certainement fin un jour, ou du moins la coexistence avec le virus pourrait être vivable moyennant des traitements qui l’enrayent ou en affaiblissent la virulence. Mais le souvenir des temps difficiles peut-il s’effacer pour autant ? La réponse est souvent nuancée, lorsqu’elle n’est pas tout simplement négative. Car il semble apparemment difficile de se remettre complètement d’un traumatisme qui a touché ou menacé notre santé. Dans le cas d’espèce, il s’agit d’un danger létal dont la fin et les conséquences sont imprévisibles. Il constitue donc un impitoyable marqueur de mémoire. On pourra rétorquer ici que l’humanité garde peu de séquelles des épidémies de la peste, et même celle de la grippe dite « espagnole ». Ce n’est pas certain. Certes, lorsqu’on n’a pas vécu directement les affres de tels fléaux, on n’a pas de récit personnel à leur propos. Mais l’Histoire est pleine de faits et de chiffres se rapportant aux calamités qu’a connues l’humanité. La génération des années quarante au Maroc continue encore à égrener les effroyables souvenirs de la période de famine de l’après-Deuxième Guerre mondiale (aam lboun).

L’oubli peut-il être d’un quelconque secours dans ce genre de situation ? Si l’on se réfère aux spécialistes, l’oubli peut être un fait « normal » et consiste à cesser de penser de manière temporaire ou définitive à quelque chose ; mais il peut également découler d’une défaillance « anormale » de la mémoire, d’une pathologie. C’est la première situation qui nous intéresse ici. Dans ce cas, l’oubli peut résulter d’un refoulement équivoque à la freudienne, car le souvenir ne fait que disparaître de la conscience claire. Il peut aussi être consécutif à un effacement ou à un semblant d’effacement du souvenir douloureux. Apparemment on est loin de la situation univoque où on décide d’oublier les séquelles de la pandémie et où on réussit à le faire à travers un acte délibéré ne dépendant que de notre volonté. Dès que l’on fouille quelque peu dans l’univers du souvenir, de la mémoire et de l’oubli, on se retrouve prisonnier d’une séries de dédales plus inextricables les uns que les autres. 

L’oubli de notre langage usuel, l’oubli prosaïque, celui qui allège notre mémoire, ou celui poétique qui renvoie à « l’onde où tout se noie » (Victor Hugo), est-il pour autant possible ?

Oui, il semble constituer un remède possible, si l’on se fie à Proust pour qui « (…) l’oubli (…) qui est un si puissant instrument d’adaptation à la réalité parce qu’il détruit peu à peu en nous le passé survivant qui est en constante contradiction avec elle » (A la recherche du temps perdu, t.XIII, p.172, in Le Robert, Dictionnaire de la langue française, tome 6, p.1019). Mais alors il faudrait attendre que la réalité que nous vivons aujourd’hui cède la place à la reprise de la vie normale, sans virus, et que le processus de l’oubli force notre représentation du temps du Covid-19 à coller à cette normalité que toute l’humanité attend. 

Nous sommes donc condamnés à espérer. Espérons que cette attente ne sera pas trop longue.

Rabat, le 22 juin 2020

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