Les caricatures de ''Willis from Tunis'', un chat au mordant révolutionnaire

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La caricaturiste tunisienne Nadia Khiari, créatrice de la série de chats de dessins animés "Willis from Tunis", le 12 décembre 2020 à Tunis

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Le 13 janvier 2011, après un discours de la dernière chance de Ben Ali promettant plus de libertés à un pays en pleine révolte, Nadia Khiari a croqué son chat, Willis, faisant le même discours à un parterre de souris.

Le lendemain, Zine el Abidine Ben Ali, au pouvoir depuis 23 ans, fuyait le pays après des manifestations massives, ouvrant la voie à une liberté d'expression sans précédent, qui fit du chat de la caricature une icône de la révolution.

"J'ai décidé d'utiliser ce personnage pour commenter ce qui se passait dans mon pays", explique Nadia Khiari, peintre, caricaturiste et professeure de dessin.

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Capture d'écran d'une vidéo montrant la caricaturiste tunisienne Nadia Khiari, créatrice de la série de chats de dessins animés "Willis from Tunis", le 12 décembre 2020 à Tunis

Elle publie sur les réseaux sociaux ses premiers dessins politiques, dans lesquels Willis se fait les griffes sur une démocratie en chantier, avec malice et mordant.

"Pour moi, en tant qu'artiste, c'est une vraie révolution parce que du jour au lendemain j'ai pu m'exprimer librement. Ça m'a ouvert des perspectives énormes", souligne Mme Khiari. 

Son public initial composé de proches a bientôt été rejoint par des milliers de lecteurs, atteignant aujourd'hui 55.000 abonnés.

Dix ans plus tard, le vrai Willis est toujours en pleine forme, et son alter ego de papier @WillisfromTunis est le héros d'une récente rétrospective dans laquelle Nadia Khiari dresse un bilan sans pitié.

Son pays est salué comme le seul rescapé du Printemps arabe. La révolution tunisienne a déclenché une série de révoltes dans la région, et nombre d'entre elles se sont enlisées.

Mais de nombreux Tunisiens sont désabusés, déçus par les difficultés sociales, la corruption et les défaillances des services publics de base. Ils estiment ne pas avoir gagné grand chose, si ce n'est le droit de se plaindre.

Un chat, un chat 

Dans un dessin de 2018, une vignette intitulée "avant la révolution c'était ça" montre Willis maintenu au sol par une lourde botte sur son visage. 

La vignette suivante montre le même chat sous la même botte, mais avec un bulle dans laquelle il hurle: "AAAAIIIE!". La légende indique: "mais aujourd'hui, heureusement, on a la liberté d'expression".

La chute de Ben Ali a libéré sa créativité, explique l'artiste quadragénaire. Auparavant, certains titres de tableaux faisaient allusion à des sujets politiques, mais "un dessin satirique en tant que tel, non, jamais", dit-elle.

Aujourd'hui, elle peut enfin appeler un chat, un chat. Elle se moque avec férocité de la classe politique, que beaucoup accusent d'incompétence, népotisme et corruption.

"Cache ton portefeuille", dit ainsi un chat à un autre alors qu'ils s'approchent de la Kasbah, le siège du gouvernement. "Il y a plein de braquages dans ce quartier".

Jeudi, cela fera exactement dix ans que le marchand ambulant Mohammed Bouazizi s'est immolé par le feu, déclenchant le soulèvement et la chute de la dictature.

Mais ces derniers mois, face au marasme économique aggravé par la pandémie, les manifestations se sont multipliées notamment pour réclamer, comme en 2011, du travail.

Dans ce contexte, l'humour grinçant de Willis vise souvent juste.

"Le gouvernement en lutte contre la corruption" décrit une caricature sous laquelle un chat en cravate ronronne, avec un rictus: "mais si vous voulez accélérer la procédure, on peut s'arranger"...

"Tabous levés" 

Si les médias décrivent la Tunisie comme un "laboratoire de la démocratie", la réalité n'est pas aussi "ordonnée", estime Mme Khiari: on est plus proche du "chantier" de construction, "mais c'est passionnant".

En dix ans, "beaucoup de tabous ont été levés", souligne-t-elle, en dédicaçant ses livres dans une boutique d'artisanat qu'elle tient avec son mari en banlieue nord de Tunis.

"On parle des questions religieuses, des questions sexuelles, homosexuelles, du corps de la femme, du pouvoir", se réjouit-elle. 

"On en parle mal, certes, mais on en parle. C'est une étape", ajoute la dessinatrice, espérant que dans dix ans, "on en parlera d'une manière beaucoup plus humaine".

Mme Khiari, qui publie dans plusieurs journaux français, parmi lesquels le mensuel satirique Siné Madame, est aussi engagée auprès de l'ONG Cartooning for Peace, lancée par le caricaturiste français Plantu et l'ancien secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, afin de "combattre avec humour pour le respect des cultures et des libertés".

Malgré les avancées, cette bataille n'est pas gagnée en Tunisie, où Reporters sans frontières déplore une détérioration du climat de travail des journalistes depuis les élections de 2019.

"Les tentatives de nous faire taire à nouveau n'ont jamais cessé. C'est une lutte de tous les jours pour préserver cette liberté", dit-elle.