(Re) lecture de « La Mémoire d’un Roi » : L’exposé d’une vision du monde

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*Professeur universitaire, Abdejlil Lahjomri est secr?taire perp?tuel de l?Acad?mie du Royaume

Cette relecture dans "La m?moire d?un Roi" est une dense contribution ? la 20?me Session de l?Universit? Moulay Ali Ch?rif sur ??La pens?e hassanienne??. Ecrit en arabe, Abdejlil Lahjomri a bien voulu en faire pour nous une synth?se en fran?ais

Faire une lecture de l?ouvrage du Roi d?funt Hassan II, que Dieu l?ait en sa mis?ricorde, ??La M?moire d?un Roi?? est une entreprise passionnante mais surtout p?rilleuse. Parce qu?elle exige en premier lieu et avant tout une lecture approfondie des autres ?uvres du Roi, ??Sous les C?dres d?Ifrane??, ??le D?fi??, et surtout ??le G?nie de la Mod?ration?? qui pr?sente comme sous titre ??R?flexions sur les v?rit?s de l?Islam?? et qui m?rite une attention toute particuli?re. Hassan II fut un acteur perspicace de l?histoire mais aussi un penseur de l?action dans l?histoire, de son action dans l?histoire de son pays et dans l?histoire universelle? Nous connaissons peu dans le monde arabe en particulier, de chefs d?Etats ayant fa?onn? leur pays et en m?me temps, livr? ? la post?rit? une r?flexion sur la mani?re de ??faire?? l?histoire, sur leur mani?re de gouverner leur Etat et les fondements philosophiques qui sous tendent leur engagement. Avons-nous affaire en ce qui concerne l??uvre qui nous int?resse aujourd?hui ? des m?moires dans le sens strict du mot?? Ce sont des entretiens. C?est pour cela que le journaliste qui en fut le d?positaire dit qu?en fin de compte ce sont ??des m?moires sous forme d?entretiens??, ??des m?moires sous forme d?interviews??. Quelle que soit l?appellation qui pourrait ?tre retenue concernant le genre?: ??m?moire??, ??biographie??, ??autobiographie?? comme l?a sugg?r? mon ami d?funt Abdelk?bir Khatibi, ou ??r?flexions??, ou simplement ??entretiens??, le plus important ? retenir, c?est que nous sommes en face d?une situation in?dite?: un roi, toujours roi en exercice confie aux lecteurs, citoyens de son pays, chefs d?Etats ou simples lecteurs anonymes, sa philosophie de l?action politique. ?Il ne la justifie pas, il l?explique. Il la rend ??lisible??. Les expressions qui ont ?t? utilis?es pour qualifier cette entreprise sont?: ??d?marche de politique g?n?rale??, ??cl?s pour le pass?, le pr?sent et l?avenir??, ??r?ponse au livre de Gilles Perrault (Notre ami, le Roi)??, ??tentative de pr?sentation de la coh?rence d?un r?gne??. Elle est au fond, une confrontation de l?action politique et de la r?flexion philosophique. Ce livre a ?t? publi? en 1993, comme si, pressentant une mort prochaine, Hassan II livrait un testament qui offrirait aux historiens de son r?gne un ?clairage incontournable et une explication n?cessaire ? leurs interpr?tions. Il leur donne les outils pour le comprendre et comprendre son r?gne. A. Laroui, qui curieusement utilise peu les ?crits de Hassan II pour ?tudier son action, ne dit-il pas en introduction ? son t?moignage intitul? ??Le Maroc et Hassan II???: ??En ?crivant ce livre, je ne veux ni le louer ni le d?nigrer mais le comprendre tout simplement??. En ?crivant ses m?moires et en les publiant sous forme d?entretiens, c?est comme si Hassan II disait ? ces historiens : Pour comprendre mon action au cours de mon r?gne, voil? ma philosophie de l?action politique, voil? mes r?flexions sur le si?cle, ma mani?re d??tre dans l?histoire et comment penser cette histoire. Eclairage indispensable ? votre lecture des faits, des ?v?nements, indispensable ? votre analyse, ? votre approche, ? votre d?marche intellectuelle.

D?aucuns s?interrogeront sur l?usage exclusif de la langue ?trang?re pour v?hiculer cet ?clairage, en l?occurrence la langue fran?aise. Hassan II ?tait bilingue, et sa maitrise de la langue arabe et de la langue fran?aise ?tait impressionnante, s?duisante et subtile. Le choix de la langue ?trang?re se justifie par ce d?sir imp?rieux et cette volont? affich?e d?une d?fense et illustration, non seulement de son action, de son r?gne, mais de son pays, le Maroc, de son histoire, de sa culture, de son identit? plurielle, de son ??exception?? d?entre les nations, de l?urgence de r?pondre aux multiples d?nigrements d?une partie de l?intelligentsia ?trang?re, particuli?rement d?une certaine frange de l?opinion publique fran?aise qui s?acharnait ? critiquer sans discernement le combat qui ?tait le sien?: l??dification d?un ?tat moderne aux lendemains d?un protectorat qui avait port? atteinte ? l?essence m?me de l?institution monarchique. ?Institution d?cri?e par une gauche europ?enne qui n?a rien, n?a jamais rien compris aux subtilit?s de la monarchie marocaine, monarchie qui a si peu ?t? d?fendue par ceux l? m?mes que Hassan II accueillait, invitait, et ch?rissait comme amis, et parfois comme confidents. ? ? ?

Une lecture en 2016, plus d?une d?cennie apr?s le d?c?s du ??Roi ? ?crivain??, dans un monde qui vit une profonde mutation et au cours de ce r?gne o? un jeune monarque, courageux, visionnaire, en phase avec les bouleversements de son temps fa?onne et assagit une soci?t? perturb?e, l?apaise, l??loigne de ses d?mons, est bien ?videmment une lecture autre que celle qui a ?t? op?r?e aux lendemains de la publication de l?ouvrage.

Tant d??v?nements depuis cette publication qui confirment mon impression lors de ma premi?re lecture.

Si ce livre rec?le les m?moires d?un Roi, les ?l?ments de son autobiographie et de sa biographie intellectuelles, s?il peut ?tre son testament, une analyse du pass? et du pr?sent qui furent les siens, il m?est apparu d?abord et surtout l?expos? d?une vision du monde. Une vision que le roi ? mise en ?uvre en d?pit de toutes les p?rip?ties de son destin personnel, de toutes celles que les aventuriers de la politique lui ont fait subir et ont fait subir ? son pays, aux lendemains de son intronisation en 1962, vision qu?il a continu? ? mettre en ?uvre envers et contre toutes les id?ologies. Il m?est apparu que cette vision est toujours actuelle, et loin de toutes louanges inconsid?r?es, il y a dans ces entretiens des accents proph?tiques, saisissants et bouleversants. C?est pour cela qu?un A. Laroui, que personne ne peut soup?onner de courtisanerie, a pu ?crire ??Je pense qu?il a sa place dans la galerie des grands Souverains du Maroc??. C?est Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur qui ?crit aussi que Hassan II est un ??homme de grande vision??. Le livre qui nous int?resse aujourd?hui le montre bien et est ?loquent ? ce sujet. C?est ??un homme qui pense ? l?avenir, ? l?avenir du Maroc, ? l?avenir du monde??. L?on sait que ce journaliste d?influence t?moignait de beaucoup de r?serve et de r?ticences vis-?-vis de ce Roi, avant de le rencontrer, de l?interviewer et de le d?couvrir comme ??un visionnaire??

La relecture de cet ouvrage convainc le lecteur de la v?racit? du portrait que A. Laroui fait du Roi Hassan II?: ??Il sait ? la fois ce qu?est un Etat moderne ce qu?est l??thique islamique et ce qu?est la tradition marocaine? il a une conscience pr?cise de ce qu?exige la modernit? et de ce que permet la tradition??. Il apparait dans ce livre comme l?homme des d?fis. Ce n?est pas par hasard que ce mot a ?t? choisi comme titre pour le deuxi?me livre de Hassan II. En langue fran?aise ??D?fi?? veut dire?: action ? entreprendre en vue d?une situation ? r?soudre. Et les pens?es que contient cet ouvrage montrent la succession de d?fis et les situations que Hassan II a eu ? affronter ? l?int?rieur du pays et ? l?ext?rieur pour atteindre un seul but, malgr? leur complexit?, leur enchev?trement, les incertitudes, les obstacles et les oppositions?: faire acc?der progressivement son pays ? la modernit? dans le plus fid?le et scrupuleux respect de ses valeurs, de son histoire, de ses identit?s plurielles dont il avait une conscience la plus intime. Il avait confi? au journaliste qui le questionnait que s?il n?avait pas ?t? Roi, il aurait aim? ?tre historien. Et c?est cette connaissance intime de l?histoire du Maroc, des origines ? nos jours qui lui r?v?le et enseigne que la monarchie est le r?gime le mieux appropri? ? une ??soci?t? composite?? selon la c?l?bre expression du sociologue Paul Pacson, ou ce ??pouvoir d?Etat?? selon l?heureuse expression du constitutionnaliste Michel Rousset, fin connaisseur de la mise en place progressive des diff?rentes constitutions marocaines.

Cette vision l?, celle d?un ??pouvoir d?Etat?? n?cessaire, in?vitable, incontournable, ?tait absente chez beaucoup d?intellectuels et politiciens aux lendemains de l?ind?pendance.

Sur le plan politique, c?est ce qui ressort de cet ouvrage. Cons?quence de ce d?fi, relev? et r?ussi et que continue ? r?ussir S.M. Le Roi Mohammed VI que Dieu l?assiste, c?est une stabilit? remarquable du pays dans un monde d?rang?, perturb?, incertain et calcin?. C?est que la question de la monarchie ne se pose plus. Le d?fi n?est plus un d?fi et l?unanimit? actuelle est salutaire, salvatrice. Elle a donn? comme fruit?: l?unit? de la nation, le parach?vement de l?int?grit? territoriale, un processus judicieux de la modernisation du pays par la construction d?un Etat de droit, et surtout par la modernisation des esprits. Une modernisation par un savant et constant ?quilibre entre les valeurs du dehors et les valeurs du dedans, entre les valeurs nationales et les valeurs dites universelles.

Sur le plan justement des valeurs, de l??thique, de la foi, et des croyances, il ressort de cet ouvrage une grande lucidit? sur la question de l?Islam.

S?il avait une connaissance intime de l?histoire de son pays, on trouve dans cet ouvrage une bien plus grande connaissance de sa religion?: l?Islam. Pour illustrer cette intimit?, deux affirmations qui ?manent de ce livre et du livre intitul? ??le g?nie de la mod?ration?? (r?flexion sur les v?rit?s de l?islam) qu?il faut lire absolument, absolument faire lire, absolument enseigner, tellement les v?rit?s qu?il contient sont d?une actualit? d?concertante dans le chaos du temps pr?sent. Elles sont ? m?diter devant les errements actuels de la r?flexion sur l?Islam. Je les livre telles quelles ? votre m?ditation?:

- ??Seul l?islam peut vaincre l?islamisme??

- ??La r?forme de l?islam ne peut pas venir de l?ext?rieur??.

- N?est-ce pas ce que nous entendons et lisons aujourd?hui chez tous ceux qui se pr?occupent des choses de l?islam, musulmans ou autres.

C?est ce qui a fait que Jean Daniel, dans sa fascination pour l?homme au cours d?une longue fr?quentation a pu dire et ?crire ??IL A ETE DANS L?ANTICIPATION??.

Nous avons relev? l?anticipation politique et sa heureuse conclusion?: la stabilit? du pays, relev? aussi l?anticipation dans le domaine religieux avec la n?cessaire et imp?rieuse r?forme de l?islam par l?islam. On peut et on doit aussi signaler l?anticipation dans les relations internationales en particulier sur la question palestinienne. Nous connaissons, les efforts continus, courageux et t?m?raires de ce monarque ?clair? dans ce domaine, sa volont? de paix, sa d?fense et illustration de cette cause, la cause de tous les arabes, les d?ceptions qu?il pu vivre, les esp?rances qu?il a pu nourrir. Cet aspect du livre confirme toutefois une chose?: non seulement c?est un grand monarque ayant une vision pour son pays, mais c?est un monarque qui avait aussi une vision pour l?avenir du monde, des relations de son pays avec les autres pays mais aussi de ces pays entre eux.

Il est particuli?rement difficile de rendre compte en une si courte chronique de la richesse de ce livre tant il est parsem? de pens?es que les acteurs politiques devraient m?diter. Et m?diter leur port?e et leurs enseignements. J?ai choisi quelques exemples pour illustrer cette richesse et illustrer aussi la profondeur de la r?flexion d?un acteur politique majeur du si?cle dernier?:

- ??La politique est un peu semblable ? la m?t?o. On progresse par temps clair ou par temps couvert. Chaque fois, il faut percer les nuages de l?avenir??.

- ??On peut ? mon avis classer trois cat?gories, ceux qui manient les id?es politiques?: les agit?s, les agitateurs, et les Hommes d?Etat.

- ?.? On ne nait pas Homme d?Etat, c?est faux. On le devient??.

- ??Les partis politiques sont les instruments n?cessaires de la d?mocratie, mais il n?y a rien de plus dictatorial que leur fonctionnement interne??.

- ???..le contrat qui me lie au peuple est un contrat d?all?geance. Je pense que c?est une chose que l?esprit cart?sien ne peut pas comprendre??.

- ??Car, en d?finitive, ? l?analyse de l?Histoire, il n?existe en tout et pour tout que deux sortes de l?gitimit??: soit la monarchie constitutionnelle accept?e de tous, soit la d?mocratie la plus claire et la plus transparente??.

- ??Quand on ?volue ? un certaine niveau de responsabilit?, on ne vit pas seulement avec l?enseignement de l?histoire, mais aussi pour faire l?histoire??.

Avec ce livre ??La M?moire d?un Roi?? Hassan II a contribu? ? faire non seulement l?histoire du Maroc, mais aussi l?histoire du monde contemporain. Il nous a montr? et expliqu? comment se fait l?histoire et comment lui l?a faite.

Hassan II, ne fut certes pas un ?crivain dans le sens premier du terme mais comme le sugg?re l?historien Jean-Louis Mi?ge. ??Ce Roi est persuad? de la force du verbe. Pour lui, l??criture est une part de l?action, et pour l?essentiel, la mise en forme et la p?rennisation du verbe??.

C?est pourquoi, ses livres, dont celui ??La M?moire d?un Roi??, mais aussi les ??dix mille pages de ses discours?? que r?pertorie ce m?me historien sont ?ils des actes politiques majeurs dans son itin?raire, que les chercheurs devraient ?tudier avec une attention particuli?re non seulement pour le fonds, la substance, le contenu mais aussi pour le style, la forme, la langue auxquels ce Roi ?clair? accordait une importance capitale. La coh?sion de la parole et de l?action et la fid?lit? de l?action ? la parole, l? r?side l?in?dit d?un destin qui n?a pas fini de surprendre, analystes, historiens, penseurs, philosophes et acteurs de la sc?ne politique.

Citons, en conclusion, le m?me professeur Jean-Louis Mi?ge, pour ?voquer ce que j?appellerai ??la r?ussite litt?raire?? du style hassanien. Ici dans le domaine francophone puisque nous nous r?f?rons ? des ?uvres ?crites en langue fran?aise, laissant ? ceux qui se pr?occupent des ?crits en langue arabe l?initiative d?en r?v?ler la po?tique. Parce que dans cette langue l?, il y a eu aussi r?ussite litt?raire incontestable.

Voil? ce que dit cet historien?:

??Au cours de notre relecture de ces quelques dix mille pages de discours, le recensement des citations r?v?le l?ampleur des lectures, de Pascal ? Boileau, de Montesquieu ? Tocqueville. F?nelon lui-m?me est mentionn? plusieurs fois. Les autres citations ?trang?res proviennent d?auteurs classiques de l?Antiquit? (12 pour cent, connus ? travers les orignaux, les traductions ou ?tudes fran?aises), et 15 ? 16 pour cent des autres litt?ratures (de Shakespeare ? Borges)? et il conclut?: ??la langue, ?l?gamment maitris?e, s?enrichit au fur et ? mesure de l??ge. Les images ? deviennent plus fortes et plus charg?es de sens politique?. Certaines frappent comme des maximes? Par exemple il fait sienne la belle formule de Jean Jaur?s ??le fleuve est fid?le ? sa course quand il descend vers la mer??.

Hassan II, que Dieu l?ait en sa mis?ricorde, avait le sens du politique, mais aussi du ??po?tique dans le politique??.

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