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CHOKEPOINTS DU COMMERCE MONDIAL : PLANIFIER LA RESILIENCE - Par Abdelfattah BOUZOUBAA
L’épidémie de Covid19 a exposé aux yeux de tous l’interdépendance, la fragilité et la vulnérabilité des économies modernes.
« Qui tient la mer tient le commerce du monde; qui tient le commerce tient la richesse; qui tient la richesse du monde tient le monde lui-même» Walter Raleigh (1552-1618).
Le droit de la mer garantit la liberté de navigation dans les eaux internationales (64% de la surface des océans), un droit de passage en transit dans les détroits et enfin un droit de passage inoffensif des navires dans les eaux territoriales.
Ces garanties permettent d’assurer la fluidité́ du trafic maritime mondial qui est essentielle pour le bon fonctionnement des économies modernes.
Les processus de production désormais mondialisés ont entrainé la mise en place de chaines d’approvisionnement mondiales complexes passant par des goulots d’étranglement géographiques (chokepoints) dont l’importance n’échappe pas à tout observateur attentif.
CHOKEPOINTS
Un goulot d’étranglement (chokepoint) désigne un passage stratégique pour le transport maritime, situé le plus souvent sur le trajet le plus court entre zones de départ et de destination.
Le goulot d’étranglement peut être un passage étroit, peu profond ou de largeur réduite. Ces limitations facilitent le contrôle du passage et peuvent se traduire par des restrictions sur la taille des navires empruntant ces passages.
Les perturbations pouvant affecter les chokepoints naturelles (sécheresse pour le Canal de Panama) ou provoquées (tensions en Mer Rouge) impactent le choix des routes par les navires, les chaines logistiques, la fluidité des échanges, le coût du fret, la compétitivité des exportations, la consommation de combustible, la protection l’environnement…
Les conséquences des perturbations sont aussi variées que les marchandises transportées sur les principales voies d’échanges maritimes. Elles peuvent affecter l’approvisionnement d’un pays ou bien les prix et la stabilité des marchés. Elles peuvent être limitées à une région donnée ou provoquer un effondrement systémique si des produits vitaux ne peuvent pas arriver à destination ou quitter un pays exportateur.
On dénombre 14 chokepoints du commerce mondial dont 5 revêtent actuellement un intérêt particulier en raison de critères géopolitiques et environnementaux : Canal de Suez, Détroit de Bab El Mendeb, Détroit d’Hormuz et Canal de Panama.
Plus de 50% du commerce mondial passe par ces chokepoints.
LE CANAL DE SUEZ ET LE DÉTROIT DE BAB EL MANDEB
Ouvert à la navigation en 1869, le Canal de Suez a été fermé de Juin 1967 à Juin 1975 suite à la guerre des 6 jours.
En temps normal, environ 19.000 navires transportant 12% du commerce mondial transitent chaque année par le Détroit de Bab El Mendeb et le Canal de Suez qui relient l’Asie et la Mer Rouge à la Méditerranée.
Depuis le début des tensions en Mer Rouge à la fin de 2023, plusieurs centaines de navires évitent le passage par le Détroit de Bab El Mendeb et le Canal de Suez et contournent l’Afrique pour passer par le Cap de Bonne Espérance.
L’allongement du trajet de près de 11.000 milles marins augmente la durée de la traversée (de 9 à 17 jours) et la consommation de combustible et entraine la hausse des taux de fret ainsi que la reconfiguration des lignes régulières conteneurisées.
Habituellement les navires-mères (mother ships) reliant l’Asie à l’Europe escalent dans les ports de Tanger-Med et Algésiras, où les marchandises notamment celles à destination du marché africain sont transbordées sur des navires de moindre capacité (feeders). Le tiers du trafic de transbordement de TangerMed est à destination de l’Afrique.
Cette situation n’a pas changé avec les tensions en Mer Rouge, au contraire les ports de TangerMed, Algésiras et Valence ont enregistré une hausse de trafic car une partie des conteneurs destinés aux pays de la Méditerranée Est y est transbordée. Les ports de cette dernière région ont quant à eux enregistré des baisses de trafic de 25 à 70%.
Les principaux ports africains (Lomé au Togo, Abidjan en Côte d’Ivoire et Pointe-Noire en République du Congo) n’ont pas bénéficié de la reconfiguration des lignes régulières.
LE CANAL DE PANAMA
Construit en 1914 par les USA pour relier leurs côtes Est et Ouest, le Canal de Panama, long de 80 Km, relie l’Océan Atlantique à l’Océan Pacifique grâce à un système d’écluses.
Le Canal de Panama voit passer 5% du trafic mondial de conteneurs et 46% du trafic Côte Est USA - Est Asiatique. En temps normal il enregistre le passage de 36 à 38 navires par jour
En 2022-2023, la sécheresse causée par El Nino a conduit à réduire de moitié le nombre de passages et a augmenté la durée d’attente des navires pour passer.
Pour éviter ces attentes, les navires ont le choix de contourner l’Amérique du Sud et passer par le Cap Horn ou bien de passer par le Cap de Bonne Espérance ou le canal de Suez.
Les exportations américaines de céréales vers l’Asie ont été impactées négativement par l’augmentation du fret induite par l’allongement du voyage (par le Cap Horn) et par le coût du transport ferroviaire lorsque ces exportations passent par la côte Ouest des USA.
Les exportations de soja et de maïs du Brésil vers l’Asie ont été été impactées de la même manière.
LE DÉTROIT D’ORMUZ
Long de 212 Km avec une largeur minimum de 50 Km et situé entre l’Iran au Nord et les Émirats Arabes Unis/Oman au Sud, le Détroit d’Ormuz enregistre le passage du quart environ des exportations mondiales d’hydrocarbures.
Les économies nationales dépendant largement des hydrocarbures et de leur transport maritime, une perturbation du trafic passant par le Détroit d’Ormuz entrainera une hausse immédiate importante du prix des hydrocarbures et d’autres produits et services à travers le monde.
Si la perturbation se prolonge elle entrainera une crise énergétique majeure ayant des répercussions sur l’économie et la stabilité mondiales.
LE DÉTROIT DE MALACCA
La concentration de trafic maritime dans le Détroit de Malacca illustre le passage du centre de gravité du commerce mondial de l’Atlantique au Pacifique.
Situé entre Singapour, Malaisie et Indonésie, sur la route la plus courte entre la mer de Chine méridionale, le Moyen Orient et l’Europe, le Détroit de Malacca, large de 2,7 Km seulement, enregistre le passage d’environ 100.000 navires par an transportant 40% du commerce mondial, 66% du commerce chinois et 80% des importations chinoises d’hydrocarbures.
La zone autour du Détroit de Malacca connait des tensions géopolitiques récurrentes mais contenues pour le moment, entre la Chine et des pays de l’ASEAN ainsi qu’une présence maritime militaire US importante.
PLANIFIER LA RESILIENCE
L’épidémie de Covid19 a exposé aux yeux de tous l’interdépendance, la fragilité et la vulnérabilité des économies modernes.
L’obstruction d’un ou plusieurs goulots d’étranglement du commerce mondial aura des conséquences encore plus importantes dont il convient de se prémunir après une analyse de risque minutieuse pour planifier la résilience des activités.