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Maroc -Tunisie : Le Rubicon - Par Naïm Kamal
Le Roi Mohammed VI en promenade à Sidi Bou Saïd (banlieue de Tunis) en juin 2014 dans une Tunisie encore incertaine
Soyons clairs : Même si les reproches de la diplomatie marocaine à Tunis sont politiquement et juridiquement fondés, ce n’est pas la première fois que les miliciens du Polisario prennent part à une TICAD*, sans que Rabat juge utile d’en faire grand cas, ses protestations se limitant à marquer le coup.
Pas plus tard qu’il y a quelques jours, l’ancien guérillero Gustavo Petro, fraichement élu à la tête de la Colombie, a décidé de rétablir ses relations diplomatiques avec la république fantomatique du Polisario, sans susciter de grand émoi au Maroc. Cela fait partie de la guérilla diplomatique opposant Alger à Rabat qui a répliqué par le retrait de la reconnaissance du Pérou.
Une histoire d’affect aussi
Non, si la réception du chef des miliciens du Polisario par Kais Saied a eu cet écho, c’est parce que les affinités communes qui unissent Marocains et Tunisiens par-dessus deux heures de survol du territoire algérien, ont de tout temps eu ce parfum qui fait que le Marocain, et inversement, se sent proche du Tunisien en dépit des vicissitudes de la politique et des rivalités économiques. Sans entrer dans les interstices des raisons politiques, économiques ou psychologiques qui ont amené M. Saied à cette position, il y a entre les deux peuples, entre Kairaouan et Al Quarawiyine, une histoire d’affect aussi.
Depuis l’indépendance des deux pays, hormis la parenthèse collectiviste de Ben Saleh en Tunisie, Rabat et Tunis se sont souvent retrouvés sur une même longueur d’ondes : Le positionnement dans le ‘’monde libre’’ plutôt que dans le bloc de l’est ; les choix économiques libéraux même si le Destour tunisien par moments les mélangeait pour la cosmétique à la sauce socialisante ; les positions presque similaires sur les questions du Moyen Orient ; un non-alignement sans rapport avec celui alors prôné par Fidèle Castro ; une complicité quasi-filiale entre Hassan II et Habib Bourguiba ; et last but not least une apparenté du style et de mode de vie faisaient que l’on pouvait se retrouver à l’aise les uns avec les autres ou les uns chez les autres.
C’est tout cela que le geste de Kais Saied a pris le risque de ruiner. Etait-il vraiment nécessaire que M. Saied témoigne tant d’égards exclusifs à un milicien qui a du sang marocain sur les mains. En recevant en grandes pompes un simulacre de chef d’Etat d’une maquette de république, c’est la Tunisie ancestrale que son président a rabaissée.
Un double jeu toléré
En raison de la proximité et des affinités, mais pas seulement, Hassan II n’avait pas hésité un seul instant en 1980 à envoyer les troupes marocaines en Tunisie lorsqu’un commando libyen, sous le regard bien veillant d’Alger, a mené une opération à Gafsa contre le régime de Bourguiba. Ce qui n’a pas empêché ce dernier, trois ans plus tard (13 décembre 1983), d’officialiser l’adhésion à un traité tripartite parrainé par Alger pompeusement appelé de Fraternité et de Concorde** pour isoler le Maroc dans la région. Ni –malgré tout- dissuader Hassan II de recevoir chaleureusement un mois plus tard presque jour pour jour (15 janvier 1984) le même Bourguiba au Sommet islamique de Casablanca.
Pour contrecarrer cette manœuvre d’isolement, Hassan II avait réussi le coup de maitre, à la surprise de tous et au grand dam des Etats Unis de Ronald Reagan qui avait déclaré bête noire le colonel Kadhafi, de conclure huit mois plus tard à Oujda, frontalière de l’Algérie, un traité avec la Libye instituant l’Union Arabo-Africaine.
La Tunisie n’a jamais cessé, ce que Rabat savait, de jouer sur les deux cordes et d’essayer de gagner sur tous les tableaux se drapant de sa volonté de ‘’rapprocher les frères unis par la communauté de la langue, de la religion, de l’histoire et de destin’’. Tant qu’elle se maintenait à équidistance, ce jeu trouble ne dérangeait pas outre mesure le Maroc. Rabat comprenait et avait de l’indulgence et de la compréhension pour la délicate position géographique de la Tunisie prise en tenaille entre une Libye dirigée par un enragé et l’Algérie tenue par des colonels barbouzards.
L’heure du réveil
La différence aujourd’hui c’est qu’un Rubicon a été franchi. Rabat s’y attendait et à sa lumière on comprend mieux le dernier discours (20 août 2022) du Roi Mohammed VI. La position de Kais Saied, pour inopportune et indélicate qu’elle est ne va pas changer grand-chose au cours des évènements. Sa diplomatie et son rôle n’ont pas la surface nécessaire pour influer conséquemment sur le dossier. Ce qu’il faut en revanche garder à l’esprit ,c’est que le traité de Fraternité et de Concorde a fini par tomber dans la caducité, Bourguiba a été destitué, Zine El Abidine Benali a été déchu, Caid Essebssi, à l’époque du Traité ministre des Affaires étrangères, est décédé, le modèle tunisien de l’après ‘’printemps arabe’’ a été enterré par le même Saied, la Mauritanie a vu les coups d’Etat se succéder, le Sahara est toujours marocain. Mais jamais responsable tunisien n’est tombé aussi bas.
Pour autant il ne faut pas négliger que sur le terrain, l’Algérie se démène pour retrouver sa dynamique diplomatique d’antan. La crise énergétique est en train de l’y aider, refusant d’admettre qu’elle a mieux à faire que de continuer à dilapider ses ressources dans une affaire sur laquelle le Maroc, qui a déjà cédé sur de nombreux dossiers, ne démordra pas.
Il faut toutefois prendre garde à cette propension que nous avons à nous laisser endormir sur nos lauriers. La consolidation du front interne appelle un élan régénéré de mobilisation. La guéguerre des positions et la gestion courtermiste des portefeuilles et des charges doivent sans délai céder le pas aux intérêts supérieurs du pays. Si le geste de Saied sonne le réveil, il n’aura pas été d’une inutilité totale.
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* TICAD, la Conférence internationale de Tokyo sur le développement de l'Afrique, lancé en 1993 par le gouvernement japonais, est un forum international sur le thème du développement en Afrique.
**Le " traité de fraternité et de concorde " a été signé le 19 mars 1983 par les présidents Chadli Benjedid et Habib Bourguiba. Le 12 décembre de la même année le chef de l'État mauritanien, le lieutenant-colonel Ould Haidallah, un pro-Polisario impur et dur arrivait à Alger, rejoint le lendemain par le premier ministre tunisien, Mohamed Mzali, pour officialiser l'adhésion de Nouakchott au " traité de fraternité et de concorde