Culture
L’amitié la poésie la musique : Hommage à Aziz Aouzane - Par Rédouane Taouil
En hommage à Aziz Aouzane : « Il semble que la mort est la sœur de la mort/ Et dès lors miracle des voyelles / L'amour qu'on attend /Et la mort qui nous appelle /Si lui ne vient pas, elle vient toujours. »
« Grâce à l'amitié, les absents se font présents (...) les morts reviennent à la vie tant leurs amis vivent nimbés de leur honneur, de leur souvenir, de leur regret ». Cet hommage, placé sous le signe de l'apparentement que l'alliance entre les vers et la lyre, conforte bien cette assertion de Cicéron, illustre penseur de l'amitié.
Sous les flammes ondoyantes de l'été, l'océan verdoie en attente des teintes orangées du crépuscule et de la lune écarlate et les souffles de vagues en colloque serein tremblent en présomption de l'écume qui s'éteint sur le rivage comme pour regretter que Casablanca adore peu le parfum de la mer. À même le sable indifférent, le futur Ami clame des vers rebelles de l’aède des larmes et des espoirs blessés, Amal Dunqul. Aussitôt, un de ses interlocuteurs dit la suite du poème en évoquant l'ode à l’adresse du regard lucide de Zarqa Al Yamama. Au faîte de la communion, le désormais ami, heureux bilingue, tient à honorer l’invitation du prince des nuées et de la mer, Baudelaire, en conviant, à son tour, à s’enivrer de ces vers éprouvés par Dunqal sur son lit d’hôpital :
« J’entrevois dans ma torpeur
Des paniers de rose
Une carte sur chaque bouquet
Porte le nom du visiteur ».
Patient arpenteur de la trajectoire de la musique arabe, l’Ami est prompt à la grandiloquence pour retracer l'itinéraire de météore du chanteur-compositeur, Sayed Darwich. Avec autant de justesse que d'enthousiasme, il dessine les traits insignes de l'œuvre de ce maître novateur. C'est une révolution que ce génie a accomplie en moins de six ans (1917-1923). Né dans un milieu marqué par des cérémonies de psalmodies coraniques et de cantillations d'hymnodes, par la musique citadine et le théâtre chanté, Sayed Darwich s'initie à l'art du chant dès l'âge tendre si bien que, ouvrier à seize ans, il a été assez vite employé exclusivement pour adoucir le labeur de ses compagnons de chantier par des improvisations ou des airs inspirés par les ruelles d'Alexandrie. Embrassant à pleins bras sa carrière rêvée, il s'affirme comme un musicien inventif ayant plusieurs cordes à son arc et...à son luth. Sa préférence marquée pour le contrepoint le conduit à user de la superposition de lignes mélodiques et à veiller à ce que les mots, dialoguant entre eux, parlent à travers la symbiose des instruments. Pareille correspondance est doublée de la combinaison de sons et d'affections qui porte les impressions suscitées par l'expression musicale aux larmes ou aux rires. Ces atours expressionnistes sont visibles dans des tableaux s’adressant à des oreilles qui ont des paupières. Les opérettes mettent en scène les porteurs d'eau, les mendiants, les consommateurs de narcotiques, les dockers à travers leur brûlure et leur grandeur, leur fureur et leur pudeur. En reprenant adouars et mouachahattes, Sayed Darwich, leur imprime une allure toute personnelle en réhabilitant des modes tombés dans l'oubli et en donnant à entendre toute sa richesse au répertoire populaire.
De retour de la cité des alizés, Mogador, un ami lui livre en primeur des vers enjambés :
« Tes yeux
Deux graines d'argan
Au sein de nuages blancs
Ou deux mouettes
Pareilles
A des baisers laiteux
A même l'océan.»
A peine prononcés, le très-cher Ami en pointe la trace d'inspiration dans un époustouflant poème, qui s'ouvrant, sur un prologue amoureux, à l’instar d'odes préislamiques, peint à l’aide d'images vives accompagnées d'une musique prenante, le charme auroral des forêts et l'or de la lune, les épousailles des étoiles et de l'eau et l'ombre bénigne des vignes, le frisson des larmes et le naufrage des brumes, l'amour et la tristesse diaphane qui règne quand il pleut à verse, le sevrage précoce de la tendresse maternelle et la saison des corbeaux et des sauterelles, les échos endoloris et les nacres de la pluie, le nectar des fleurs usurpées et les soupirs des damnés. Les multiples motifs et métaphores ont pour muse la nostalgie du crépuscule et de l'aube dans les palmeraies, des rencontres des oiseaux dans les moutures et des rêves éteints des pupilles de l'Irak très-aimé. Le poète, on le devine, est Badr Chaker Assayab, le captivant chantre de la pluie.
Au pays du Tigre et l'Euphrate, la musique parle et la poésie chante depuis les lyres et harpes de Mésopotamie jusqu'aux merveilles des sons et harmonies contemporaines en passant par l'apogée créative du règne abbasside. Le bien-nommé Ami aime siroter avec les oreilles la complainte à la femme chrétienne au teint brun et au tocsin que distille la voix raffinée de Nazem Al Ghazali aussi bien que les grisantes strophes « Quel présent t’offrir » du poète d’Ilia Abou Maddi, célèbre pour son invite à arborer le sourire malgré les cieux maussades et grâce à la couronne de rosée des épines. Découvrir de perles rares, il apprécie de louer la l’interprétation des mêmes strophes par le barde du printemps sous toutes ses parures, Maâti Benkacem, avec lequel il avait une sensible proximité. Heureux mélomane, il entretient un rapport foncier avec le luth auquel il s'est initié en accompagnant des chansons ou en imitant des fragments des œuvres de Mounir Bachir dont il admire les sublimes accords de cordes et les assonances du silence qui scandent les gammes des notes.
Vivre en poésie, tel est le dessein élu par cet ami d'Orphée dont le talent d'émerveillement est porté à sa plénitude lors de sa résidence dans le capiteux Damas, jasmin du Cham. Il ne cesse de poursuivre sa quête de l'insoupçonnable beauté au gré de découvertes et de retrouvailles enchanteresses. L'exploration du répertoire de l’incandescent chanteur-compositeur, Najib A-Sarraj transmet des émotions qui résonnent avec les tréfonds et suscitent, par des vers aussi bien ciselés qu’émus, des sensations d'accès à soi. Dans « La plainte de Thouraya », un des plus voluptueux poèmes narratifs, la suggestion s'évanouit au profit de la nomination en éveillant le bonheur de deviner et de rêver. « Il viendra demain » est une pénétrante célébration de l’attente et de l'adieu qui dessaisit irrémédiablement l'aimant de son cœur, des larmes qui enivrent la coupe et du cantique du feu de l'amour. « O demeures, dans les entrailles sont vos demeures » dit avec parcimonie le désir d'Al Moutanabbi de faire corps avec les lieux. La voix d’A-Sarraj donne toute sa grâce de transport à cette apostrophe dans une élégie de Nizar Kabbani où la porte de l'aimée gémit au sein du mal-aimé.
« Il est merveilleux d'être ici ». Le très-cher Ami semble faire sienne cette exclamation de Rilke en veillant à parcourir, avec passion et persévérance, les hauteurs des musiques sacrée et profane de l'ensemble Al-Kindi. Épris de l’inouï, il donne libre cours à la contemplation d'exaltants vertiges de l'âme et à l’étreignant vœu de fusion de Rûmi que Julien Jallal Eddine glorifie par de sublimes accords de qanûn qui, conjugués aux attendrissants chagrins de la flûte, subjuguent et submergent. Cette ivresse à la lumière du vin mystique se mêle aux plaisirs du verbe amoureux qu'anime le souffle de voix héritées des muezzins et chanteurs Alépins. Issu, pour une large part, de la fresque du « Livre des chansons » de Abou Al Faraj Al Isphahani, ce verbe égrène les couleurs et les ombres de la passion depuis les élans de l'admiration jusqu'aux blessures de la perte irrémédiable en passant par la courbe des tourments, le feu de la volupté, le cercle de l'amertume et le baume de l'oubli. Flétri ou épanoui, courtois ou érotique, chaste ou intense, enflammé ou terni, l'amour chanté consacre, par sa magie suggestive, les noces de son des vers et des modes musicaux.
Au commencement du Liban étaient les méditations de Gibran Khalil Gibran. Sur les bancs du collège, le Très-cher voit grandir en lui des flammes inspirantes grâce à l'accès précoce qu'offrent les fleurs princières au printemps des peines enterrées à l'automne et l'aube épanouie au bout des sentiers de la nuit, l'écume éclose sur le sable et les vertes fragrances de la terre, le murmure des carillons et le tumulte de l'âme rebelle, les ailes trempées dans de nuages en tourment devant les miroirs brisants, et les frissonnants secrets des ruisseaux.
Les matins s'ouvrent sur l'hymne de Fayrouz à la bergère au teint ensoleillé, à la chevelure complice des brises, rêve superbe des forêts dont les rivières charrient les échos de la douceur d'aimer sous les rameaux enneigés. La louange du pays à l'encens des cèdres est haut clamée par la radiante voix de Nour Elhouda qui remémore le temps des faveurs d'une étincelante riveraine de l'eau et des vallons enfouis à jamais dans des lèvres au goût d'aurore. De temps en temps, à la tombée de la nuit, Ouadiâ Assafi narre, dans une mélancolie aussi limpide qu’heureuse, le retour soudain de son aimée qui vient frapper à la porte pendant qu'il fait ses comptes à la lueur épuisée de la lampe. Le ténor trace soigneusement comment, doigts tremblants et cœur battant, il songe à qui pourrait être son hôte. Devant le regard saisi par les larmes de regret, il est à son tour saisi par les beaux jours d'antan.
L'intimité du Très-cher avec le Liban culmine dans l'amitié immédiate et constante qu'il tisse avec ce majestueux chanteur et son fils Georges. "La joie c'est d'être présent à plus grand que soi". Cette maxime de Gilles Deleuze est l'enseigne des soirées où Ouadiâ s'émerveille de l’ordalie de son pays et l'enchante de sa générosité en répétant sa fidélité aux amis clairsemés et aux murs qu'il interpelle, aux larmes qu'il implore et aux lointains toujours proches qu’il déplore. Par l'intense présence qu'elles prodiguent, ces complaintes mettent un baume joyeux au for intérieur et éveillent une mémoire commune des palmiers de Syrie, des monts du Liban et des orangers de Palestine depuis le salut de sa part andalouse à sa part du Nord de Palmyre d'Abderrahman 1er (731-788) jusqu'aux élégies et thrènes de Al-Âtaba. Lorsqu'il écoute ces chants mélismatiques, le bien-nommé songe à des vers, rarement cités, que psalmodie le prodigieux sondeur des profondeurs infinies de la poésie, Léo Ferré :
« Il semble que la mort est la sœur de l'amour
Et dès lors miracle des voyelles
L'amour qu'on attend
Et la mort qui nous appelle
Si lui ne vient pas, elle vient toujours. »
Les émotions poétiques et musicales dévoilent la fusion qui affleure dans l'amitié. C'est pourquoi, comme dans « L'amour la poésie » de Paul Éluard, le titre de cet hommage élude la virgule. « Un cœur n'est juste que s'il bat au rythme des autres cœurs ». Cette sentence éluardienne s'applique au Très-cher tant il chérissait le vœu commun de l'accomplissement de la vie.