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L’OCCIDENT COMPREND-T-IL L’ORIENT – Par Gabriel Banon
Rudyard Kipling (1865-1936) écrivain britannique.
L’Union européenne et son « maître-allié » américain font face à des puissances dont la pensée politique est fort éloignée des codes politiques et diplomatiques utilisés habituellement par les gouvernements occidentaux.
Les raisons qui ont poussé la Russie à engager la guerre d’Ukraine échappent à la grille de lecture habituelle des Occidentaux. Nul doute qu’ils ont quelques difficultés à comprendre l’âme orientale et particulièrement slave.
Après ce qui s’est passé depuis février 2022 en Russie, on n’imagine toujours pas ce qu’un gouvernement oriental est susceptible d’engager en réaction aux menées, souvent discrètes pour ne pas dire secrètes, des États-Unis suivis, sans coup férir, par les Etats de l’Europe occidentale. Ceci est vrai pour la Fédération de Russie comme pour la Chine et jusqu’à un certain point pour la Turquie.
Aucun raisonnement à l’occidentale ne peut inspirer une politique comme celle de Poutine. Il veut effacer l’humiliation subie par son peuple, eu égard à l’attitude des Occidentaux, États-Unis en tête, lors de l’implosion de l’URSS. La guerre d’Ukraine s’inscrit dans une volonté de revanche qui risque d’aller loin si les Occidentaux ne tiennent pas compte des raisons profondes de la situation. La Russie refuse d’être considérée comme une Nation battue, n’en déplaise au Pentagone. Elle n’a pas perdu la Guerre froide, mais a décidé le changement fondamental de son modèle économique et sociale. C’est ainsi que le locataire du Kremlin l’analyse, avec l’emphase propre au peuple slave.
Pour les Occidentaux cette campagne militaire ne répond à aucun raisonnement rationnel : ils assistent, sidérés, impuissants, au retour d’un monde dont l’Histoire, la vraie, atteste pourtant la permanence millénaire.
Rappelez-vous la terreur semée par les cosaques du Don avec des villes brulées et mises à sac, ceci tout autour de la mer Noire entre le XVIe et le XVIIIe siècle. N’oublions pas les campagnes et contre-campagnes polonaises pour soustraire l’Ukraine et ses grandes plaines à la domination des Russes, sans oublier les invasions tatares et ottomanes vers ces mêmes grandes terres fertiles. Elles ont laissé autant et plus de morts, de récoltes brûlées et de femmes violées que les bombardements de Kharkov ou de Marioupol, depuis plus d’un an.
Le « dernier des grands monarques hellénistiques », Mithridate VI, roi du Pont-Euxin fut immortalisé par le grand Racine. Il avait à faire face aux peuples scythes de l’Ukraine du Dniepr et Sarmates qui reviendront, plus tard, aux cosaques du Don. Ils demandèrent protection à Mithridate, ces vieilles cités grecques du nord de la mer Noire et de Crimée, partagées aujourd’hui entre l’Ukraine et la Russie méridionale.
Exploitées par des Grecs, les terres noires et les mines d’argent de la plaine d’Ukraine firent alors de Mithridate « le suprême recours de l’hellénisme contre les dangers venant de l’intérieur du continent » !
Il faut donc reconnaître qu’à l’est de l’Europe la raison ne conduit pas le monde comme l’Occident l’avait pensé. Plus près de nous, il y a trente ans, dans l’ex-Yougoslavie, l’Europe balkanique s’enflamma sans que le président français Chirac, par exemple, ne réalise vraiment la complexité de cet Orient.
Aujourd’hui l’Occident redécouvre ce que sont, et que furent toujours, les conquérants d’Orient : des peuples qui adorent les pouvoirs forts, voire autoritaires, admirateurs de la violence guerrière.
La morale veut que dès que leur chance s’évanouit, les gouvernements autoritaires disparaissent dans un bouquet final qui met fin à leur aventure terrestre. Mais en Géopolitique, il n’y a ni morale ni amitié, seuls les intérêts mènent la danse.
Des gouvernements aventuriers ont toujours existé sans que nous gardions suffisamment en mémoire ce qu’ils furent et firent : Hitler et Staline en Europe, Kadhafi et Saddam en terre d’Islam ; Mao et Tchang Kai Tchek en Chine ; sans oublier les dictateurs sanguinaires d’Amérique latine.
Poutine est-il de cette veine, ainsi qu’Erdogan ou Xi ? Le premier, mène une guerre où l’Occident ne se retrouve pas ; les deux autres sont prêts à bondir de leur tanière à la première occasion.
C’est ces questions que devraient se poser ceux qui analysent aujourd’hui les situations chinoise, russe et turque ; les manœuvres sur le terrain des affaires, du commerce ou de la monnaie n’ont d’autre explication que la recherche du pouvoir. La politique du monde oriental ne se fait ni à la corbeille des Bourses ni dans la rue.
Pour la Chine, dite communiste, l’indice d’une bourse ou la valeur d’une monnaie ne sont que des symboles occidentaux abstraits. Ils peuvent être balayés en un jour, face aux bombes, aux chars ou à une invasion. Le discours occidental, droits de l’Homme, démocratie etc… n’a ici aucun rôle.
L’aphorisme attribué à Staline garde tout son sens, à Kiev aujourd’hui, comme hier à Yalta : « L’Europe ? Combien de divisions ? » Aucune, en vérité ; guère plus que le pauvre Pape à qui faisait allusion Staline en 1945.
Sur un tout autre plan, il faut rappeler l’engagement sans faille du Métropolite moscovite Kirill aux côtés de Poutine : fin février 2022 ce prélat bénissait déjà depuis Moscou l’armée chargée de reprendre l’Ukraine en mains par de « vrais » Russes !
Théorisant l’un et l’autre le mythe unitaire d’une grande Russie, Kirill et Poutine se soutiennent mutuellement. Leur projet commun est limpide : rétablir l’unité de l’Empire et conforter l’orthodoxie identitaire qui soutient le régime russe afin de régner durablement sur une Russie blanche et slave dont Kirill serait le seul patriarche et Poutine -ou ses successeurs- les tsars séculiers. Tous deux sont conquérants, l’un et l’autre souhaitent réitérer leur rupture avec Rome, ce schisme orthodoxe scellé au milieu du XVe siècle, bien avant que l’Empire russe soit une réalité politique. Cet état d’esprit explique la guerre à l’Occident initiée par les états d’Orient.
Voilà probablement ce à quoi pensent les conquérants russes de nos jours. Mutatis mutandis, il en est de même pour Xi et son projet chinois dominé par l’ethnie majoritaire Han, ainsi que du rêve pan-turc d’Erdogan affirmant des ambitions de puissance régionale. Il multiplie la présence de la Turquie dans les points chauds du Moyen-Orient et de la Méditerranée. Le président Erdogan enchaîne les bras de fer et les confrontations.
L’Europe occidentale et l’allié américain sont aujourd’hui face à des conquérants dont la pensée politique est fort éloignée des codes politiques et du confort petit bourgeois dans lesquels se complaisent les gouvernements occidentaux et les technocrates qui font la loi, à Bruxelles comme à Washington.
Ils risquent de regretter le temps où la Troisième République française rêvait de civiliser l’Afrique noire et où le soleil ne se couchait jamais sur l’Empire britannique ?
L’Occident aujourd’hui joue sa survie, son hégémonie semble être déjà du passé.