France-Allemagne : La fin de ‘’la rente mémorielle’’ – Par Naïm Kamal

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François Mitterrand (à droite) et Helmut Kohl main dans la main à Douaumont (France) scellant en 1984 l'amitié franco-allemande sur le théâtre de l’affrontement des deux pays

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Ni Francophobes ni francophiles – Par Naïm Kamal

Fini l’épisode où le président français François Mitterrand et le chancelier allemand, la main dans la main, s’affichaient dos au passé, résolus à construire ensemble une Europe forte en mesure de ne pas trop subir la Pax americana ?

Certainement pas irrévocablement, mais l’attelage franco-allemand surplombant l’Europe des 27 semble prendre de l’eau. Sans doute pas de partout, mais suffisamment pour que la presse française se déchaine contre Berlin. Et assez pour que l’actuel hôte de l’Elysée, Emmanuel Macron, ose un improbable et maladroit ‘’isolement’’ de l’Allemagne juste avant qu’il ne reçoive à un déjeuner de trois heures, mercredi dernier, le chancelier allemand Olaf Scholz.

Entre les deux pays, la tension est telle que le Conseil des ministres franco-allemand prévu pour le 26 octobre a été reporté sine die et les discussions de l’Elysée n’ont apparemment pas aplani grand-chose.

Scholz sur le grill des médias

Leurs sujets de discorde, exacerbés par la désastreuse situation géopolitique internationale, sont nombreux, mais la volonté de Berlin de s’orienter vers son propre réarmement en privilégiant les équipements américains et la technologie israélienne, et sa réticence à s’engager dans des programmes militaires communs avec la France pèsent de tout leur poids de 100 milliards d’euros que l’Allemagne dédie à sa nouvelle ambition.

Sans s’embarrasser de ce que pourrait en penser la France, Olaf Scholz a convaincu, selon Le Canard Enchainé, ‘’14 membres de l’Otan de rallier son projet de bouclier du ciel européen, un système antimissiles dernier cri’’ fabriqué par les Allemands et les Américains, laissant ‘’sur les carreaux Français et Italiens’’.  Il n’en fallait pas plus pour qu’Emmanuel Macron, dépité, parte sans états d’âme à Rome conter fleurette à celle qu’on appelle par euphémisme adoucissant la postfasciste italienne Giorgia Meloni.

Paris, soutenue par une ou deux capitales européennes, sorti de ses gonds mène le bal et orchestre la cabale, reprochant à Berlin de faire cavalier seul. Ce fut le cas, allègue-t-on, face à la crise financière de 2008, ce fut le cas aussi face à la pandémie et c’est le cas aujourd’hui encore lorsqu’Olaf Scholz a annoncé, en plus de sa volonté de prendre son autonomie militaire, 200 milliards d’euros pour atténuer les effets de la hausse des prix du gaz sur les consommateurs et les entreprises de son pays.

Comme à leur habitude, les Français tentent de ramener le froid des relations avec l’Allemagne à la personnalité du chancelier allemand, regrettant une Angela Merkel, semble-t-il, plus ‘’conciliante’’. Le quotidien Le Monde, porte-parole officieux de la politique extérieure française, n’a pas trouvé mieux que de faire le recensement des qualitatifs que lui attribueraient essentiellement des ‘’ haut fonctionnaires’’ au siège de l’UE à Bruxelles, pour le plupart anonymes,  et au sein de l’opposition allemande : ‘’taciturne’’, ’’minimaliste’’, ‘’inconscient de la responsabilité ‘’ de l’Allemagne en Europe, pas ‘’sensible à l’image’’ de son pays à l’extérieur, ‘’boutiquier’’ et bien d’autres amabilités du même jus.

Une Allemagne ‘’décomplexée’’

Moins excessif et plus realpolitik, le quotidien Le Figaro relève dans un éditorial que ‘’L’Allemagne découvre brutalement qu’elle redevient un acteur géopolitique et ce n’est pas pour faire de la figuration’’. Dans la ‘’tectonique des plaques’’ que connait l’Europe et le monde, explique plus loin l’éditorialiste, ‘’ ce n’est pas l’Allemagne qui risque « l’isolement » comme s’en inquiète Emmanuel Macron, mais la France qui disparait du projet européen du chancelier’’.

Il constate encore et surtout que ‘’Décomplexé, Berlin se voit comme le centre d’une Europe considérablement élargie à l’est, de l’Ukraine aux Balkans. Paris s’en trouverait, conclut l’éditorialiste sans pitié pour son pays, relégué à la tête d’un « Club Med » - Italie, Espagne, Grèce… -, sympathiques destinations de vacances aux économies fragiles et à la puissante déclinante’’.

‘’Décomplexé’’, le mot est lâché et sa portée ne prend tout son sens que si on la restitue à l’histoire post-deuxième guerre mondiale de l’Europe. L’Allemagne partagée par les alliés à la fin des hostilités armées se verra sans cesse renvoyée à son épisode nazi. Une opération de musèlement sans répit menée tambour battant par les vainqueurs de la guerre et dans laquelle l’Allemagne est clouée au pilori en hydre nécessitant une décapitation continuellement recommencée.

La culpabilisation permanente

Il suffit, pour comprendre en partie les mécanismes de cette œuvre d’étouffement, de visiter la programmation des chaines documentaires françaises Histoire, Toute l’Histoire ou encore Planète+. Il ne se passe pas de jour sans qu’il y ait deux ou trois programmes consacrés à la guerre mondiale. Inlassablement, sous tous les angles et toutes les coutures, jour après jour, diffusion sur rediffusion, les crimes nazis sont ressassés, en noir et blanc, en documentaires colorisés, en films muets et depuis un moment parlants grâce aux techniques modernes de lecture sur les lèvres, même de profile, permettant de décrypter les échanges de Hitler avec ses collaborateurs…  

Ce travail de culpabilisation permanente au nom de l’entretien de la mémoire n’est que la face visible d’un encerclement en continue de toute tentative allemande de solder la dette morale et matérielle de la guerre. Une fois cerné, ce processus d’endiguement explique pourquoi c’est à contrecœur que Paris a accepté la réunification des deux Allemagnes en 1990, la France de Mitterrand s’y opposant dans un premier temps, avant qu’elle ne soit submergée par la volonté des Allemands à se retrouver avec la bénédiction de Washington.

Longtemps condamné à faire profil bas pour expier le désastre de la guerre, certes la plus dévastatrice de l’histoire, sans pour autant être l’unique ou la première du genre au regard de ses ambitions, dominer l’Europe par le feu, et de son racisme à l’égard des peuples et des terres exogènes, Berlin s’affranchit de ses complexes pour sortir du purgatoire qu’on lui a imposé depuis plus de trois quarts de siècle.

L’Allemagne ainsi ‘’décomplexée’’ comme le dit si bien l’éditorialiste du Figaro, est un basculement des rapports que la France mettra du temps à digérer. Elle devra cependant s’habituer à ne plus vivre ses relations avec Berlin en usant, pour reprendre la fine formule d’Emmanuel Macron à l’endroit de l’Algérie, de la ‘’rente mémorielle’’. Et bien se rappeler que l’Allemagne nazie c’est aussi un peu l’enfant de la boulimie coloniale franco-britannique et du léonin traité de Versailles.