Pandémie
Temps et confinement
Le concept ''temps'' figure parmi ceux que l’on utilise depuis toujours comme un instrument de mesure de la ''durée'', elle-même employée comme un paramètre de définition du temps. Ceux qui sont des familiers de la pensée philosophique connaissent bien la difficulté rencontrée par les philosophes dans leurs essais d’appréhension et de circonscription de ce concept, étant donné sa volatilité et son apparente logique.
Les tentatives de délimitation du terme « temps » sont nombreuses et influent beaucoup sur les représentations qui ponctuent notre vie au quotidien. Il est décrit, chanté, regretté, décrié de mille manières et tout au long des époques. Il fournit à l’individu et aux collectivités les éléments de leurs expériences. Il donne sa matière première à l’Histoire de l’humanité. Il est mis au service de l’éternité et, à ce titre, il est vécu comme une fatalité. D’après les croyants, la maîtrise du temps relève de la puissance divine transcendante. Il est aussi considéré comme un enjeu dont la maîtrise serait une source d’enrichissement matériel (le temps, c’est de l’argent). Le « temps » est censé être un ennemi que l’on combat. Il est également conçu comme sécable en temps individuel, en temps social, en temps béni, en temps honni, etc. Mais le temps romantique, celui qu’on partage avec les bien-aimés, est précieux et ses chantres préconisent de le faire durer le plus possible. Mais comment faire pour adjurer le temps à suspendre son « vol » si on n’est pas un de Lamartine ?!
L’une des nombreuses approches de cette notion de « temps » retient mon attention : celle qui le conçoit comme une machine, fonctionnant continûment, qui produit du passé. Dans cette vision, le présent est un simple passeur, d’une brièveté incommensurable. De ce fait, le temps présent reflète un moment déjà vécu, un événement déjà antérieur au moment où l’on en parle. Mais s’il accumule du passé, il constitue une transition vers un futur indéfini sur lequel il n’a pas d’emprise. Le présent est ainsi un temps bizarre qui révèle un futur toujours insaisissable, et qui se fond dans le passé sans donner de répit à ceux qui le vivent et qui espèrent en suspendre le vol.
Le temps du confinement
Pourquoi est-on inexorablement confronté à ce présent aussi problématique ? Est-ce une fatalité ou une fantaisie de la représentation humaine des événements ? Une réponse, parmi tant d’autres, résiderait dans « l’incapacité de l’homme à vivre au présent » (Pascal, Pensées). Cette mutation du temps présent et son corollaire, le refuge dans le passé, seraient une sorte de sélectionneur des moments favoris de l’homme. Car le passé est considéré comme plus facile à soumettre au filtre de la mémoire et aisé à égrener sans risque d’inattendu, contrairement à l’avenir, cet éternel inconnu.
Où faut-il placer le temps du confinement ? Le temps est-il ici un allié du confiné ?
De prime abord, le temps du confinement est un mal imposé mais nécessaire. Un mal, parce qu’il est fondamentalement un moment d’enfermement contraint. Certes moins dur qu’une incarcération, bien que ce ne soit en réalité qu’une différence de degré et non de nature. Dans le cas du confinement dicté par le Covid-19, sa durée demeure indéfinie, tant que le virus n’est pas circonscrit : un déconfinement mal conçu peut entraîner un reconfinement plus dramatique. Etant donné son objectif de protéger la santé des gens, c’est aussi une action nécessaire. Mais nécessaire n’est pas synonyme d’aimable.
Le temps présent du confinement est anxiogène. Il est hérissé de chiffres plus effrayants les uns que les autres et il est propice au développement de fausses nouvelles et de manipulations des opinions aussi angoissantes que les chiffres des victimes du virus. Néanmoins la charge maximale de l’angoisse finit par être diluée dans la routine que le confiné crée autour de lui. Les gens finissent par développer une carapace et par se constituer des grilles de lecture des chiffres et de la masse énorme d’informations, sans toujours réussir à venir à bout de la peur et de l’ennui. Mais beaucoup se défaussent sur Dieu et se placent parfois dans un déni de la maladie, considérant plutôt celle-ci comme une punition divine. D’autres se réfugient dans les souvenirs et vivent dans leur passé. Certains fuient le présent en se projetant dans le futur et en construisant un après-corona qui varie d’une personne ou d’un groupe à d’autres. D’aucuns cherchent seulement à retrouver leur vie d’avant. Nombreux ceux qui se promettent de changer certaines de leurs habitudes. Les lendemains sous une bannière écologique font de plus en plus de partisans.
L’habitude du cocon
Ainsi, chacun trouve un équilibre dans le déséquilibre général qu’occasionne la crise sanitaire, mais tous fuient la rigueur du présent. Cependant tous ces échafaudages du futur demeurent aléatoires. Soit parce que l’avenir reste encore plus insaisissable avec l’incertitude qui entoure l’issue de la pandémie. Soit parce que, l’expérience aidant, l’homme a tendance à reproduire le modèle qu’il connaît déjà. La nature humaine est fondamentalement conservatrice. Cela me renvoie à une pensée de La Bruyère (Caractères, XI) selon laquelle « Le regret qu’ont les hommes du mauvais emploi du temps qu’ils ont déjà vécu ne les conduit pas toujours à faire meilleur usage de celui qui leur reste à vivre ». Il est évident que cela ne condamne pas tous les hommes à un éternel recommencement. Certains réussissent quelquefois à innover et à échapper à la peine de Sisyphe.
Mais, quelle que soit la façon de se projeter hors du temps présent, on est toujours dans un déni du présent. Un présent qu’on n’assume, en partie ou en totalité, que lorsqu’il appartient au passé. Le présent à venir est, quant à lui, hors portée.
Ceci étant, certains témoignages de confinés laissent croire qu’ils ont fini par s’habituer au cocon de leur confinement. Ils éprouvent une certaine difficulté à en sortir. Refus de renvoyer les enfants à l’école, désir de continuer à pratiquer le travail à distance qui fait recette à travers le monde confiné et qui semble avoir un bel avenir, peur d’être contaminé... Autant d’habillages qui peuvent signifier qu’un certain nombre de personnes finissent par aimer leur temps d’enfermement. Si on peut certes affirmer sans barguigner que les gens sont dans leur écrasante majorité las d’être confinés, on constate largement qu’ils sont au fond rétif au déconfinement. La peur d’être contaminés est-elle la seule explication de cette réticence ? Je pense que sociologues, psychologues, voire psychiatres auront un mot pour qualifier ce genre de situations…
Rabat, 17 mai 2020