Tunisie: Le président s’attaque à la corruption, Ghannouchi menace de faire jouer la rue

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La mosquée Sidi Bashir dans le quartier de Bab el-Fellah, à Tunis, le 28 juillet 2021

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Le président Kais Saied, qui vient de réaliser un coup de force en Tunisie, a lancé une offensive anticorruption, en réclamant des comptes à 460 hommes d'affaires accusés de détournement de fonds sous l'ère Ben Ali.

Après avoir suspendu dimanche l'activité du Parlement pour un mois et s'être emparé de l'ensemble du pouvoir exécutif, le chef de l'Etat a fustigé les "mauvais choix économiques" faits ces dernières années en Tunisie, lors d'une rencontre mercredi soir avec le président du patronat (Utica).

M. Saied, qui n'a pas encore nommé de Premier ministre, s'en est pris à "ceux qui pillent l'argent public". Ils sont "460" à devoir "13,5 milliards" de dinars (4 milliards d'euros) à l'Etat, a-t-il rappelé, en citant un ancien rapport d'une commission d'enquête sur la corruption et les malversations sous l'ancien régime du dictateur Zine El Abidine Ben Ali.

"Cet argent doit revenir au peuple tunisien", a martelé le président. Pour cela, il compte offrir à ces hommes d'affaires un arrangement judiciaire. En échange de l'abandon des poursuites, les sommes remboursées bénéficieraient aux régions les moins développées de Tunisie.

Il a aussi réclamé une relance de la production de phosphate, l'une des rares ressources naturelles du pays. Ancien fleuron de l'économie tunisienne, la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) a vu sa production s'effondrer depuis la révolution de 2011, à cause d'un manque d'investissements et de troubles sociaux à répétition.

M. Saied souhaite "que le phosphate revienne à son activité passée", et a implicitement souligné les soupçons de corruption qui entourent cette industrie, en évoquant des "gens au sein du Parlement qui se protègent avec l'immunité" parlementaire. 

Quelques heures avant cette prise de parole présidentielle, le parquet, placé sous l'autorité de M. Saied dans le cadre des nouvelles mesures d'urgence, a publiquement annoncé l'ouverture d'une enquête contre plusieurs partis, soupçonnés de financement étranger de leur campagne électorale en 2019.

Ouverte le 14 juillet, avant le coup de force du président, elle vise la formation d'inspiration islamiste Ennahdha, qui a participé à toutes les coalitions gouvernementales depuis la révolution de 2011, ainsi que son allié Qalb Tounes et le parti Aïch Tounsi.

Ghannouchi regrette et menace

Le président du Parlement tunisien Rached Ghannouchi a regretté jeudi dans un entretien avec l'AFP, le manque de dialogue avec la présidence, trois jours après la prise de pouvoir du président Kais Saied.

Soufflant le chaud et le froid M. Ghannouchi, également chef de file du parti islamiste Ennahdha, a averti qu'à défaut d'accord sur la formation d'un gouvernement et la réouverture du Parlement, "nous inviterons le peuple tunisien à défendre sa démocratie".

Affirmant qu’il n'y a pas de dialogue aujourd'hui avec le président de la République ni avec ses conseillers, Ghannouchi pense qu'il faut qu'il y ait un dialogue national.

« Nous tenons à utiliser tous les moyens pacifiques, le dialogue, les négociations, la pression de la rue, la pression des organisations, des penseurs, la pression intérieure et extérieure, pour faire revenir la démocratie. »

Il a ajouté être « prêt à toutes les concessions pour que la démocratie revienne en Tunisie. En 2013 (après des blocages dans l'Assemblée constituante et deux assassinats d'opposants de gauche par des extrémistes qui ont plongé le pays dans une profonde crise, NDLR), nous avons quitté le pouvoir totalement pour que la Tunisie puisse avoir une Constitution.

La Constitution tunisienne est plus importante que notre maintien au pouvoir. Nous sommes toujours prêts à toutes les concessions dans le cadre d'un retour à la démocratie, et non d'une imposition de la dictature et d'un coup d'Etat. »

Pour une sortie de crise, « il ne faut pas arriver aux 30 jours souhaités par le président (délai maximal des mesures exceptionnelles selon l'article 80 de la Constitution tunisienne, NDLR).

Il faut que cela soit la limite maximale à la suspension des institutions et de la Constitution, et que pendant cette période il y ait des discussions entre le président et les partis politiques pour se mettre d'accord sur un Premier ministre, sur un gouvernement et sur la présentation de ce gouvernement devant le Parlement avant la fin du mois.

Le chef de file islamiste a précisé que « depuis le début, nous avons appelé le peuple à combattre le coup d'Etat par tous les moyens pacifiques, et cette résistance va continuer avec des moyens pacifiques, pas seulement d'Ennahdha, mais de tous ceux qui tiennent à la Constitution et à la révolution.

Bien sûr, s'il n'y avait pas d'accord sur le retour du Parlement, sur la formation d'un gouvernement et sa présentation au Parlement, la rue tunisienne se mettra en marche sans aucun doute et nous inviterons le peuple tunisien à défendre sa démocratie. Il (M. Saied) a mis des verrous sur le Parlement, un char à sa porte, c'est une erreur très sérieuse, c'est le moins qu'on puisse dire ».

Cellule anti-Covid 

Après des mois de crise politique, le président Saied, dont les prérogatives se limitent normalement à la diplomatie et à la sécurité, s'est emparé dimanche du pouvoir en invoquant la constitution. Une décision dénoncée comme un "coup d'Etat" par Ennahdha.

Avant cette offensive, M. Saied, un austère professeur de droit largement élu en 2019 grâce à sa critique virulente des partis de la jeune démocratie tunisienne, s'était déjà démarqué par son discours anticorruption.

Au début de l'année, il a notamment bloqué le remaniement gouvernemental de l'ex-Premier ministre déchu dimanche, Hichem Mechichi, en invoquant les soupçons de conflits d'intérêts et de corruption qui pesaient sur certains ministres.

S'il a été salué par de nombreux Tunisiens exaspérés par les blocages institutionnels, l'économie en crise et la mauvaise gestion de la pandémie, ce coup de force suscite également de l'inquiétude dans le pays comme à l'étranger.

Dans l'attente d'un nouveau chef de gouvernement, plusieurs organisations de la société civile réclament à M. Saied une feuille de route avec un calendrier détaillé. Mercredi, elles ont mis ensemble en garde contre tout prolongement "illégitime" de la suspension du Parlement au-delà des 30 jours prévus par la constitution.

Mercredi soir, M. Saied a également annoncé la mise en place d'une cellule de crise pour gérer la pandémie de Covid-19, supervisée par un haut gradé militaire.

Déjà frappée par le chômage et l'inflation, la Tunisie fait face à un nouveau pic épidémique qui a provoqué la colère de la population ces dernières semaines. Le petit pays d'Afrique du Nord d'environ 12 millions d'habitants enregistre l'un des pires taux de mortalité officiels du monde, avec 19.000 décès liés au nouveau coronavirus.

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