Maroc/Mondial : les ressorts psycho-sociaux d’un exploit – Par Bilal Talidi

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Fouzi Lekjaâ, président de la FRMF et Xalid Regragui, deux ‘’décalés’’ qui ont fait la différence

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Dialogue social : Face aux fuites, parler vrai et dissiper les ambiguïtés -  Par Bilal TALIDI

Experts ès-sports, spécialistes et journalistes s’accordent à dire que le Onze marocain a créé la surprise lors du Mondial Qatar 2022 et que sa qualification aux quarts de finale, puis aux demi-finales, a été l’exploit le plus palpitant de ce tournoi. La sélection nationale est devenue la coqueluche de la presse mondiale et des journaux internationaux les plus prestigieux pour avoir assuré au Maroc, en cinq matchs seulement, ce qu’aucun gouvernement n’aurait jamais réussi à accomplir, même en redoublant d’efforts pendant des années de labeur.

D’aucuns ont tenté de sonder les ressorts profonds de cette performance éclatante, l’attribuant tantôt aux efforts administratifs, financiers et logistiques déployés par la FRMF au cours de la dernière décennie, tantôt au limogeage de l’ancien coach Vahid Halilhodžić et à la nomination à sa place de Walid Regragui, une personnalité particulière, qui a apporté une nouvelle empreinte à cette équipe. Certains ont mis l’accent sur la compétence technique des joueurs qui évoluent dans les plus grands clubs européens, tandis que d’autres ont focalisé sur le rôle du public qui, par sa présence massive sur les gradins, a donné l’impression que l’équipe nationale jouait au Complexe Mohammed V à Casablanca. 

L’ensemble de ces facteurs, l’un dans l’autre, a concouru à ce succès inédit. 

Le système des valeurs

Reste qu’au-delà des aspects techniques qui intéressent les experts et les journalistes sportifs, ce qui interpelle le plus dans les performances de cette formation tient aux dimensions psychosociologiques et aux systèmes des valeurs qui sous-tendent cette prouesse. Il s’agit nommément de l’affirmation de l’identité, de la cohésion familiale, de l’importance du leadership et des valeurs inspiratrices.

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Le milieu de terrain marocain #17 Sofiane Boufal célèbre avec sa mère la qualification pour le prochain tour en battant le Portugal 1-0 lors du match de de quart de finale de la Coupe du monde Qatar 2022 entre le Maroc et le Portugal au stade Al-Thumama à Doha, le 10 décembre 2022. (Photo par Juan MABROMATA / AFP)

La composition sociologique de la sélection nationale révèle des données intéressantes qu’il importe de souligner pour mieux en cerner la portée et l’impact. La majorité des joueurs, nés en Europe, sont issus de familles d’immigrés (MRE), dont une large frange d’extraction très modeste et incapable de subvenir à leurs besoins les plus élémentaires. Un trait qu’ils partagent avec bien des stars des grandes équipes européennes et latino-américaines. 

Fait remarquable, la plupart des joueurs affichent, contrairement aux générations précédentes qui s’en accommodaient mal, des signes de religiosité selon le modèle marocain hérité de leurs parents, sans rapport aucun avec les signes distinctifs des groupuscules de l’islam politique.

Des origines communes à mettre en commun

L’autre constat, qui éclaire particulièrement cette composition sociologique, se rapporte au parcours sportif de ces joueurs pour accéder aux grands clubs européens, au prix d’âpres combats émaillés le plus souvent de défis, de batailles pour s’affirmer et dépasser les écueils et de lutte contre des décisions injustes d’entraîneurs occidentaux.

L’agrégation de ces données sociologiques – des origines communes à mettre en commun - esquisse une élite de joueurs marocains de l’étranger qui, éprouvés par différentes formes de frustration et d’exclusion sociale, se sont barricadés derrière les valeurs ancestrales de leurs familles pour se préserver et se faire, contre vents et marées, une place au soleil et se tailler à la force du pied et du mental un profil sportif que convoitent les clubs européens les plus prestigieux.

L’élément identitaire est fondamental dans la compréhension de la psychologie et de la mentalité de cette élite de joueurs qui constituent l’ossature de l’équipe nationale. L’identité n’est pas entendue seulement comme une composante culturelle d’une élite attachée à ses valeurs et à sa patrie, mais aussi en tant que point d’ancrage dans le processus de l’affirmation de soi, du défi et de la lutte contre une culture exogène faite de mépris, de racisme et d’exclusion, dont ces joueurs ont souffert dans les pays d’accueil.

La centralité de la famille est une nouvelle donne qui s’impose avec force dans la culture de cette sélection marocaine de ce Mondial. Cette notion de la famille ne renvoie pas uniquement à cette attitude habituelle à laquelle aspire un coach pour bâtir un team uni et solidaire où tout le monde s’accommode, dans l’harmonie et la bonne intelligence, de l’entrée d’un joueur, la sortie d’un coéquipier ou le maintien d’un autre en banc de touche. Il s’agit surtout de la présence physique de la famille des joueurs et des représentations qu’ils s’en font sur le terrain, de la présence réelle des mères sur les gradins, de la notion quasi-mystique liée à la bénédiction des parents et du désir ardent de les rendre heureux par l’exploit et la victoire.

Un discours propre

On ne s’appesantira pas sur le lexique propre, dans les seux sens du terme, de Walid Regragui dont il a serti son discours médiatique depuis ses débuts en tant que coach du FUS de Rabat, puis du WAC, et ensuite de la sélection nationale. Nombreux qui n’ont rien saisi à la sensibilité sociale et familiale innée de l’entraineur ont mis avec dédain son discours sur le compte d’une présumée incapacité à s’exprimer correctement en dialecte marocain, voyant dans son propos, en apparence sans rapport avec le football, un simple refuge. Sa notion de «niya» (bonne intention) et de la bénédiction des parents etc. apparaissait pour des ‘’esprit rationnels’’ anachroniques et en décalage avec le lexique habituel dans les milieux du football et dans les tribunes. Alors même que le technicien marocain puisait dans un référentiel culturel très enraciné dans la psyché collective qu’il a intuitivement et spontanément déployé pour aiguillonner les ressources enfouies du joueur marocain, pour qui la mère et la famille sont des valeurs cardinales, à la lisière du sacré.

Pour Regragui, plus qu’une valeur symbolique d’unité, de solidarité et de cohésion, la famille est surtout une source d’inspiration, un foyer spirituel et l’incarnation d’un système de valeurs qui animent les ressorts profonds du joueur marocain et l’incitent à se surpasser en vue de réaliser la victoire (c’est son acception de la combativité).

Le troisième pilier de cette grille de lecture ne sera pas fatiguant à expliquer, il suffit d’établir une analogie entre le mode de gestion de M. Halilhodžić et son successeur. Le premier ne manquait pas de compétences techniques pour mettre sur pied une équipe qu’il a (et c’est le cas de le dire !) qualifiée à la Coupe du monde. Lui faisait défaut une gestion humaine des rapports et des mentalités pour faciliter la cohésion interne du groupe. Son entêtement à ne pas aligner des joueurs talentueux, sa supposée gestion au pas et l’exacerbation des tensions internes ne pouvaient aller très loin.

Lekjaâ, l’autre décalé

La décision de la FRMF de le remercier, trois mois avant le Mondial, était une prise de risque majeure. Mais les responsables de la Fédération, voyaient visiblement bien que le souci n’était pas avec la performance et les compétences. Ils se sont en conséquence préoccupés de la moitié vide du verre : l’état mental de l’équipe. Ils avaient à cœur de bâtir une sélection nationale représentant tous les Marocains et d’assurer, via le choix objectif des joueurs, le ralliement sans faille du public autour de son équipe lors de ce Mondial.

Cette évaluation suppose l’existence d’un leadership en mesure de réussir ce pari et d’une direction qui soit dotée, outre d’une compétence technique avérée, d’un atout supplémentaire que cherchait désespérément la FRMF : une équipe soudée et homogène, jouissant du soutien infaillible de l’ensemble du peuple marocain. Par-dessus tout, cette direction se devait d’incarner des valeurs qui, adossées à une faconde communicationnelle efficiente, pourraient placer, avec le pragmatisme requis, le joueur sur la trajectoire prometteuse de la gagne.

Le discours de Regragui aura réussi à détricoter les discours ne se souciant que de performance en vigueur sur la scène sportive, pour élaborer en lieu et place une nouvelle causerie articulé autour de la notion de la gagne.

Il a été, certes, sévèrement critiqué pour son réalisme lors du premier match contre la Croatie, en évitant de livrer, face aux vice-champions du monde, un jeu ouvert qui aurait pu mal tourner pour les Lions de l’Atlas. Mais c’est précisément ce réalisme décrié par certains qui lui a permis de battre la Belgique, numéro deux du classement FIFA, et une victoire contre l’Espagne, bien placée dans la liste des favoris.

Ce leadership n’aurait pu réussir sans les innombrables valeurs inspiratrices que l’on ne saurait circonscrire dans cet article. Il suffit d’en citer, ici, la plus poignante de toutes, celle de la réconciliation que Regragui a patiemment opérée pour souder les composantes de la sélection nationale, à la faveur d’une opération qui, menée avec beaucoup d’intelligence avec la FRMF, a permis de mettre un terme aux tensions intestines et de fédérer l’ensemble des composantes de l’équipe autour d’un même objectif.

«Anniya» (une notion qui signifie à la fois la bonne intention et la détermination) et «la confiance» sont deux valeurs centrales dans le discours de Regragui qui renvoient surtout à une prédisposition assumée à se débarrasser du cauchemar et de la poisse qui collent à la peau de la sélection nationale et à dissiper les peurs qui inhibent les joueurs. A force d’envahir l’espace médiatique à coups de manchettes sur la superpuissance supposée des équipes européennes ou latino-américaines, ces peurs intériorisées ont fini par instiller un défaitisme injustifié aux joueurs, au public et à la presse nationale. Une fâcheuse propension à l’auto-flagellation s’en prenant constamment au sélectionneur et à la sélection.

Les nouvelles valeurs, dont certaines ont été déjà consacrées par le président de la FRMF Fouzi Lekjâa, cet autre décalé, ont permis de créer une nouvelle sélection affranchie du complexe d’infériorité et capable de croiser le fer, sans crainte aucune, avec n’importe quelle autre équipe rivale, sans se soucier de l’image médiatique qu’elle donne à voir.

Walid, à la fois simple et direct

L’autre valeur prônée par Regragui est la combativité collective, celle qui consiste à aligner tous les joueurs dans la même tranchée, à la défense comme à l’attaque, et où aucun coéquipier ne devrait rester en retrait en attendant d’être servi pour marquer le but. Dans cette nouvelle configuration, chaque joueur est une pièce d’un ensemble où il alterne les missions de défenseur, de récupérateur, de relayeur et de passeur. Finie la formule selon laquelle un bon finisseur, même s’il en faut, pourrait faire la différence !

La rhétorique de Regragui est actuellement scrutée par les experts en communication, mais le champ lexical du discours, à la fois simple et direct, est accessible à toutes les franges de la société marocaine.

Certains ont préféré s’arrêter sur la prosternation des joueurs sur la pelouse après chaque consécration, un acte qui, au fond, ne reflète que leur attachement à une forme typique de l’islam traditionnel marocain, dont ils se sont imbibés très jeunes dans le giron familial. Dans la tradition, après la survenue d’un bien, une prosternation, avec ou sans ablutions, s’impose pour en rendre grâce au Très Haut. Autant peut être dit pour la récitation de la «Fatiha», première Sourate du Coran, aux prières et autres invocations qui ne sont pas étrangères aux croyances des Marocains. Cette sélection, autant que celles qui l’ont précédé mais de manière plus visible, s’est réapproprié ces pratiques et a représenté les valeurs de la famille et de la Patrie, et le temps de la fin d’un match les a magistralement incarnées. 

 

 

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