Ferhat Abbas : L’ingratitude est la marque des peuples faibles…

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Durant plus de sept ans, la Tunisie et le Maroc nous ont apporté leur appui constant et positif

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Ferhat Abbas est le président du premier gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) de 1958 à 1961, il est élu président de l’Assemblée nationale constituante après l’indépendance, devenant ainsi le premier chef de l’État de la République algérienne démocratique et populaire. Il quitte ses fonctions le 15 septembre 1963 à la suite de son profond désaccord avec la politique de « soviétisation » de l’Algérie par Ahmed Ben Bella dénonçant « son aventurisme et son gauchisme effréné ». Ben Bella l’exclura du FLN et l’emprisonnera à Adrar dans le Sahara. Cet Appel au peuple algérien* est un manifeste qu’il remet aux autorités de son pays et diffuse à grande échelle en 1976. Sur le soutien du Maroc à la libération de l’Algérie, le Sahara, l’expulsion des Marocains d’Algérie, il livre avec concision éloquente son analyse et son point de vue. Puis s’attarde sur la situation intérieure en Algérie et dénonce le culte de la personnalité et le pouvoir personnel qui s’exerce sans contrôle. Ce manifeste figure en annexe IV dans l’ouvrage de Ferhat Abbas L’Indépendance confisquée (1962 -1978), publié chez Flammarion en 1984. Cet appel lui vaudra une longue assignation à résidence. Ferhat Abbas est mort à Alger le 24 décembre 1985. Il est enterré au carré des martyrs du cimetière d'El Alia à Alger.  

APPEL AU PEUPLE ALGERIEN

En moins de quatorze ans, l’Algérie se trouve pour la deuxième fois en conflit avec le peuple frère marocain. Parmi nos soldats et nos enfants, les uns ont prisonniers ou blessés et les autres sont morts sans que la responsabilité de notre peuple ait été engagée [Il s’agit des batailles d’Amgala I et II NDLR]. 

Nos morts, ceux des Marocains, le traitement indigne infligé à nos frères de nationalité marocaine expulsés d’Algérie, le drame et le désarroi des populations nomades de Saguia El Hamra et Oued Ed Hab montrent que ce conflit a déjà exercé ses ravages.

Demain ce conflit risque de se généraliser et de plonger toute l’Afrique du Nord dans un bain de sang. Les haines qu’il engendrera compromettront l’union du Maghreb arabo-islamique : espérance de nos peuples et fondement de notre prospérité et de notre bien-être. 

Halte à la guerre ! Nous lançons un appel aux responsables algériens et aux responsables marocains, à tous les niveaux, pour que nos deux pays cessent d’être un simple pion dans l’échiquier international. Halte à la guette ! au nom de la fraternité musulmane et de la solidarité humaine. 

Les guerres modernes ne peuvent détruire en un jour le travail de plusieurs générations. Elles ont cessé d’être des solutions valables pour nos problèmes. Y recourir c’est accepter le suicide collectif. L’Afrique du Nord deviendrait un nouveau terrain où s’affronteront les Super- Grands au détriment de nos intérêts et de la paix dans le monde. 

L’image que nous offre la malheureuse population d’Angola déchirée entre pro-Russes et pro- Américains devrait nous inciter à la réflexion.

Nous perdrions notre indépendance nationale et ce serait alors la rupture avec le principe de non alignement, clef de voûte de notre politique internationale depuis plus de vingt ans.

Les peuple marocain et algérien furent unis dans le combat pour leur indépendance. Ils ne peuvent se résigner aujourd’hui à la politique du pire. 

Durant plus de sept ans, la Tunisie et le Maroc nous ont apporté leur appui constant et positif. 

L’ingratitude est la marque des peuples faibles. Le peuple algérien est assez fort pour rendre le bien pour le bien et affirmer sa solidarité maghrébine. 

Restons objectifs et réalistes. Certes, nous sommes fermes pour sauvegarder notre souveraineté nationale et l’intégrité de notre territoire, mais il n’est pas moins vrai que d’autres tâches impérieuses nous sollicitent. 

Faute d’institution, l’Etat Algérien n’existe pas. Il faut le créer. L’Algérie n’a pas de Constitution ni de lois. Elle vit dans le provisoire. Le temps est venu d’y mettre fin.

Le coup d’Etat du 19 juin 1965 devait rétablir notre peuple dans son entière souveraineté. Ses auteurs ont condamné, sans équivoque, le pouvoir personnel par la proclamation suivante : 

Le pouvoir personnel aujourd’hui consacré, toutes les institutions nationales et régionales du Parti et de l’Etat se trouvent à la merci d’un seul homme qui confère les responsabilités à sa guise, fait et défait selon une tactique malsaine et improvisée les organismes dirigeants, impose les options et les hommes selon l’humeur du moment, les caprices et le plaisir. 

Hélas ! ce coup d’Etat n’a rien réglé. Le culte de la personnalité est toujours en honneur. Le pouvoir personnel s’exerce sans contrôle. Il dispose à son gré du destin de notre pays, de nos ressources, du budget. Il impose à nos enfants un système éducatif de son choix. Il nous soumet à une idéologie hostile aux valeurs morales et spirituelles de l’islam. Cet islam pour lequel un million et demi d’Algériens sont morts. 

Il est seul juge du maintien de la paix ou de la guerre. Le peuple n’est jamais consulté : pas plus d’ailleurs que les responsables algériens, y compris les membres du Conseil de la révolution.

A notre époque un tel pouvoir est un anachronisme. 

La solution de nos problèmes internes aussi bien qu’externes passe par l’exercice de la souveraineté populaire. Il ne s’agit pas de vouloir imposer au pays une charte nationale comme projette de le faire le président du Conseil de la Révolution, afin d’institutionnaliser son pouvoir. Une seule voie reste ouverte pour la confection de cette charte : un débat public, à l’échelle nationale, d’une Assemblée nationale constituante et souveraine, et sans pour autant préjuger de l’option socialiste du pays. 

C’est au sein de cette Assemblée que les représentants librement mandatés par le peuple pourront traduire dans les textes les légitimes aspirations de la nation. Toute autre charte établie dans le secret des antichambres du pouvoir ne pourrait être que nulle et non avenue. 

Algériens, Algériennes ! 

Le régime colonial contre lequel nous nous sommes mobilisés nous avait humiliés. Il nous avait interdit dans notre propre pays l’exercice de la souveraineté nationale en nous limitant aux problèmes alimentaires et économiques. 

Depuis notre indépendance, le régime du pouvoir personnel nous a conduits progressivement à la même condition de sujets, sans liberté et sans dignité. Cette subordination est une insulte à la nature même de l’homme et de l’Algérien en particulier. Elle est une atteinte à sa personnalité.

C’est pourquoi des hommes, militants de bonne volonté, se sont rencontrés pour dénoncer cet état de choses et mettre fin à l’indignation qui nous frappe. Ils appellent les Algériens à lutter afin : 

  1. De faire élire par le peuple, librement consulté, une Assemblée nationale constituante et souveraine. 

  2. De mettre fin au système totalitaire actuel et d’élever des barrières légales contre toute velléité de ce genre. 

  3. D’établir les libertés d’expression et de pensée pour lesquelles le peuple algérien a tant combattu. 

  4. D’œuvrer pour un Maghreb arabe uni, islamique et fraternel. 

                                                                                                                            Alger, mars 1976

*Pour le lecteur, j’indique que cet appel a été remis aux officiels, et distribué. Par la suite, il a été repris et diffusé dans le pays, par les soins du commandant Slimane, de son vrai nom, Kaïd Ahmed [décédé à Rabat en 1978 à 56 ans NDLR]. Je reproduis ce tract en souvenir du regretté disparu et pour honorer sa mémoire (Note de l’auteur).

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