Culture
Abdeljebbar Shimi : un beau nom des lettres marocaines
Abdeljebbar Shimi tel qu’en lui-même, toujours à l’horizon, qui s’éloigne au fur et à mesure qu’on s’en approche.
Dans ce texte, Rédouane Taouil réveille le mort pour qu’il ne tombe pas dans l’oubli. Abdeljebbar Shimi, pionnier et doyen à la fois, a marqué de sa présence la scène médiatique et culturelle du Maroc à une époque où écrire était un péril. Un péril fécond qui astreint à la créativité et au subliminal sous peine de. Rédoune Taouil offre aussi aux lecteurs la traduction d’une nouvelle d’un Abdeljebbar, avare de ses mots parce qu’il en connaissait le poids. Merci Rédouane pour cette évocation.
Auteur d’aphorismes au désespoir élégant, de carnets à la prose fine, de nouvelles à la langue splendidement sobre, homme toujours noblement révolté, Abdeljebbar Shimi a exercé, par son seul talent, un magistère qui, pour être discret, n’en est pas moins largement visible. Il s’est dépensé sans compter dans la production du supplément littéraire du quotidien, « Al Alam », auquel maintes plumes de tous genres doivent la conversion de leur encre tâtonnante en persévérances et carrières.
Il est l’artisan industrieux d’une écriture fragmentaire qui cultive, à l’image de Sartre et de Beckett, la sincérité du verbe. Dans « Bi khat Al-yad » ( Par le tracé de la main) ou « Al-Ayam oua Layali » (Les jours et les nuits), des traits sensibles et des touches uniques livrent des battements du cœur et de l’esprit sur « l’enfer c’est les autres » et les trous du silence, la sérénité passionnée et les attentes vacantes, les sentiments moraux et les épreuves de la quotidienneté, la désolation des destins et l’absurdité, l’humilité et la patience de la dignité, les amitiés et l’âpreté de l’absence, la solitude des icônes et la conscience malheureuse, la perte des flammes et la tristesse sublime.
Ecrivain exigeant mû par la passion du mot juste, il ne donne à lire que deux recueils de nouvelles, « Al moumkin mina al moustahil » (La part du possible) en 1969, qui scelle une alliance de mots restée inaltérable, et «Sayidatou al maraya » (La maîtresse des miroirs) en 2007, portrait lumineux de pénombres et hommage ardent à la souveraineté de la liberté. L’originalité de cette œuvre est plus insigne qu’elle n’est abondante. La parcimonie et la sobriété des récits y contrastent avec la puissance et la cadence de la narration. « Ses figures, toutes, connaissent l’existence d’une blessure », ainsi parle Jean Genet des portraits de Rembrandt. Il en est de même des personnages du premier recueil qui incarnent, dans leur déchirure et leur fragmentation, le manque et le tourment, les chagrins silencieux et les encombres de l’intimité, le dénuement et l’esseulement. Courbés sous l’infamie sociale, prisonniers de l’infortune ou des labyrinthes de la ville ou simples exilés dans les méandres des jours, ces figures s’abîment dans une atmosphère étouffante qui étoffe l’angoisse et le frisson et entrave l’accès à la présence et au sens. En interrogeant l’existence humaine à travers des figures de gens de presque rien, Shimi met à nu la friabilité des visages et offre des images lucides de l’étrangeté sociale qui participent d’une littérature de situations kafkaïennes telle qu’elle est saisie par Kundera dans son « Art du roman ».
Les nouvelles de «Sayidatou Al-maraya » telles que « La fourgonnette », «L’accusé » ou « Avant le réveil et après », « La terreur » ou « l’épée et le cercle » sont emblématiques à cet égard. En mettant en scène la quête en soi de la faute, le piétinement des preuves, la culpabilité, la violence froide, la froideur de l’horreur, l’opacité mystérieuse du monde, la peur de rêver, ces nouvelles dessinent, dans une écriture aussi limpide que dépouillée, un univers morbide hanté par une inquiétude nauséeuse. En un mot, Abdeljebbar Shimi est un peintre des blessures comme de la lucidité. Comment ne pas songer à cette sensation qu’épanche René Char dans « Feuillets d’Hypnos » en poète écorché : « La lucidité est la blessure la plus rapproché du soleil ».
Humain…parce qu’humain
Une nouvelle rare (1957) d’Abdeljebbar Shimi traduite par
Rédouane Taouil
Les papillons se sont empressés de siroter la rosée nocturne avant que ne s’y précipite le soleil d’été. Il n’entend à l’aurore que le chant des coqs célébrant le lever du jour. Il termine l’écriture de sa nouvelle puis arbore un sourire qui reflète tous les signes du soulagement.
Son visage blêmi par les longues veillées s’illumine. D’un mouvement involontaire, il serre ses feuillets contre lui telle une mère son nourrisson et se met à les embrasser passionnément.
Il a enfin terminé l’écriture de sa nouvelle après une longue veillée que trahissent ses yeux creux et son corps amaigri et ses cheveux qu’il n’a pas peignés depuis quelques jours.
Soudain, il tient sa sœur dans ses bras et l’enlace. Sa nouvelle est sa propre quintessence, la saveur de son cœur. Elle est une part de son existence qui est loin d’être aisée. Elle a réclamé des nuits harassantes. Sans sommeil. Sa nouvelle est la prunelle de ses yeux.
Il écarquille ses yeux suite aux tendres secousses émanant de la main de sa sœur et s’écrie effrayé :
- « Rahima, où est la nouvelle ? ».
Elle la lui tend, sourire aux lèvres et dit :
« Je l’ai lue, Jaber ».
-« C’est vrai, tu l’as lue ? »
- « Elle est magique ».
Il s’est enfermé dans son menu bureau dès qu’il a commencé à rédiger sa nouvelle et a dédié son esprit à ciseler les émerveillements et sensations de son for intérieur dans des mots aussi superbes qu’émouvants.
Telle une jeune pubère, il désirait recevoir quelque compliment et susciter admiration. Il songeait bel et bien à entendre le propos de sa sœur. Mais en réfléchissant au rêve, il retire les bras posés sur sa sœur et lui dit :
- « Rahima peut-on croire aux rêves ? ».
Elle répond en arborant un sourire qui vient illuminer son visage :
-« Pourquoi une telle question, Jaber ».
-« J’ai fait un rêve effroyable et je crains qu’il devienne réalité .J’ai vu que je versais des larmes sur une tombe en imaginant que ma nouvelle y est enterrée »
- « Puis quoi encore ? »
- « J’ai été réveillé par tes mains ».
Elle plonge dans un rire avant de répondre :
« Jaber, ne t’intéresse pas à ces futilités. Lève-toi, il est sept heures, évite de te rendormir sur ton pupitre ».
Sur son chemin à l’université, il croise un ami qui s’assoit à côté de lui en cours, long et chétif. Souvent son ami réunit autour de lui des étudiants et des étudiantes pour se vanter qu’il est le meilleur auteur de nouvelles de toute l’université. En le rencontrant, avant même de lui adresser ses salutations matinales, il lui tend les feuillets et lui fait :
-« Voici la nouvelle que j’ai terminée hier.
- « Une nouvelle ? toi aussi, tu en écris ?»
- « Oui, ce n’est pas la première ».
Son ami réfléchit longuement avant de lui dire : Parfait, tu me prêtes tes feuillets pour les lire. Je te dispenserai quelques conseils.
Jaber lui répond en toute candeur et bonté :
- « Je souhaiterais que tu me la restitues demain ».
- « Bien sûr, mais tu n’en parles à personne ».
Ils arrivent à l’université. Sur les lèvres de son ami long et chétif point un sourire qui mêle imposture, victoire et indignité aussi ; il tâte sa précieuse prise et l’insère dans son classeur en songeant à son rêve qui devient réalité.
Les jours se sont succédé aux jours. Jaber languit de plus en plus de sa nouvelle où il a fondu son âme et son cœur. Son ami lui jure qu’il a égaré les feuillets et les a cherchés en vain.
Un soir, enfermé dans son menu bureau, Jaber est interpellé par sa sœur.
-
« Tu sais pourquoi je t’interpelle ? »
Sans attendre sa réponse, elle lui exhibe le journal du soir qu’elle met derrière elle en chantonnant :
« Voici la nouvelle ».
Mains tremblantes et regard pressé, il ouvre le journal. Il y voit le titre de la nouvelle et se met à en embrasser les lignes. En bas de page, il voit le nom…le nom de l’auteur de la nouvelle. C’est son ami le long et chétif qui s’assoit à côté de lui en cours.
-
« Le goujat ! ».
Aussitôt, il s’écroule par terre, les yeux inondés de larmes. Après de longues veillées qui ont pâli son visage, tout ce qu’il a bâti s’écroule.
- « Le goujat, le lâche ! Sans vergogne, il porte des habits qui ne lui appartiennent pas.
Le lendemain, l’ami long et chétif est en train d’évoquer les longues nuits qu’il a consacrées à…Mais chaque fois que son regard croise celui de Jaber, il perd ses mots. Il devient comme un chien atteint de variole qui cherche à fuir indignement des coups de pied.
Rahima insiste auprès de son frère pour qu’il lui dise ce qu’il a. Il chuchote d’une voix étouffée :
-
« Tu n’as pas vu le nom de l’auteur de la nouvelle ? »
Elle répond :
-
« Je sais que c’est toi ».
Il lui montre le nom et lui relate tout ce qui s’est passé. Elle ne s’écroule pas par terre. Elle le regard et profère :
-
« Tu n’as qu’à te venger dans une autre nouvelle en le dépeignant sous la figure d’un goujat… d’un imposteur qui incarne tous les signes de la laideur et de l’indignité. Tu donneras au héros son nom propre en le parant de tous ses traits.
Il ne le dépeindra pas tel que sa sœur lui a suggéré. Il écrit une autre nouvelle dont la chute « tu es un homme, ô ami, avec toutes ses erreurs et ses manquements. Je te pardonne parce que tu es humain ».