Culture
Célébrons Mohammed Khair Eddine, l'un des six monstres de la litterature
A l'occasion du Salon du Livre de Paris du 24 au 27 mars 2017, où le Maroc sera invité d'honneur, le sociologue, poète et artiste peintre Mustapha Saha appelle les autorités marocaines à rendre hommage à six monstres sacrés de la littérature et de la culture, Driss Chraïbi, Edmond Amran El Maleh, Mohamed Leftah, Mohamed Choukri, Mohammed Khair Eddine et Tayeb Saddiki
Mohammed Khair Eddine, foudroyé par la camarde en pleine force de l'âge, traverse la littérature comme une étoile filante, emportant, dans son auto-consumation flamboyante, ses révoltes épidermiques, ses transgressions pathologiques, ses arborescences stylistiques. L'éternel adolescent atrabilaire taille très tôt, à coups de néologismes ravageurs, sa statue d'enfant terrible, cuirassé dans la carapace d'arthropode, cerné d'indomptables antipodes, halluciné de tragiques apodes. L'ombre de Kafka veille sur ses métamorphoses et ses métempsychoses. La nausée s'éclabousse, dès le premier souffle, en écume fulminatoire. Entre verve accusatoire et sentence abrogatoire, la stance, infusée d'insolence sulfureuse, multiplie semonces et réquisitoires. Les rafales de mots, dissociés de leur structure sémique, médusent le lecteur et le critique. De voltiges enivrantes sur les cimes en plongées récurrentes dans les abîmes, le sens s'engloutit dans la bétoire anaphorique. La plume injecte sa glaire polychrome dans l'incandescente blessure butinée par les mouches à miel. Le poème suinte l'amertume et le fiel. La cruauté se constelle dans l'entrechoc des syntagmes. Les apories s'étouffent dans le diaphragme. L'indéfinissable souffrance se dénaturalise dans la vocalise. Le caustique saborde l'empathique. Le tonus neuronique s'abreuve dans le dolorisme, le stimulus politique dans l'ébullition bilieuse, le bonus topique dans la déréliction voluptueuse. Les sinuosités significatives s'entremêlent jusqu'à l'électrocution libératrice.
Une écriture allergique, parodique, saturée d'insubordinations prosodiques, zébrée de balafres névrotiques, secouée d'aversions spasmodiques. Les correspondances chambardées, les concordances démantelées, les métaphores fracassées se succèdent dans une avalanche de calembours insaisissables. Les strophes se replient sur elles-mêmes comme des talismans indéchiffrables. L'effet cyclone produit instantanément son tourbillon. L'intelligence jetée aux hyènes, le potache inaccompli prend un malin plaisir à cultiver l'incompréhensible. La muse s'alimente aux mamelles des louves. Une technique surréaliste éprouvée de cueillette sauvage, entre écriture automatique et griffonnage elliptique. Le psychographe spontané taquine le spirite sans tomber dans le rite. Un coup de pioche dans la fourmilière et que saillissent pépites inespérées dans le pêle-mêle ! Le dithyrambe explosible traque l'invisible dans ses replis intraduisibles. Le choc poétique s'étincelle dans l'imprévisible. Qu'importe la cible, le verbe irascible, la fureur incoercible, seul compte l'indicible.
Le poète maudit pratique sciemment, méthodiquement, les circonlocutions pour échapper aux chemins battus, les réitérations pour débusquer les fausses vertus, les amplifications pour dévoiler les mobiles secrets, les digressions pour démonter les machiavéliques décrets, les élucubrations pour dénoncer les perfides non-dits, les divagations pour braver les stupides interdits, les provocations pour secouer les âmes endormies. Mohammed Khair Eddine s'inscrit, en vérité, dans la vieille tradition des poètes libertaires, des fous éclairés, des mystiques illuminés, des troubadours irrécupérables, analystes intraitables des tares sociétales, brocardeurs indisciplinables des prépotences gouvernementales, hurleurs insupportables d'évidences vitales, sans cesse vivifiés par la mémoire populaire. Abderrahmane Al Majdoub, réactualisé par la célèbre pièce de Tayeb Saddiki, en est l'exemple spectaculaire. Ses quatrains sont gravés dans les annales en maximes exotériques, paraboles magnétiques, chantées avec ferveur dans les cérémonies hypnotiques, invoquées comme infaillibles martingales quand menacent méchantes mygales. Des centaines de poètes dissidents sont devenus saints protecteurs des faibles contre les puissants, tuteurs spirituels de confréries soufies inébranlables, glorifiés dans des mausolées inviolables, honorés par des pèlerinages immuables. Leurs satires incrédules traversent les siècles sans ridules.
La stylistique fractale d'Agadir télescope les vociférations segmentales dans une étourdissante descente au purgatoire. Mohammed Khair Eddine s'incorpore toutes les malédictions sociétales, se mortifie de buccin nacré, se sanctifie de venin sacré, se scarifie de griffures létales dans son âpre quête de la phrase fatale. La ville désintégrée dégorge ses déliquescences congénitales. La terre, trippes dehors, exhibe sa tragédie monumentale. L'auteur-narrateur, obscur enquêteur, ne retrouve de la condition humaine que dépouilles lacérées sous décombres. Le cataclysme matérialise le malheur dans son paroxysme. La fin du monde se concentre dans un périmètre focal. Le chaos se répercute à l'infini dans l'égotique miroir. Le sens de l'existence s'atomise dans la poussière. Ne subsistent dans les gravas que l'amnésie générale, le déracinement comme mutation spectrale, l'exode comme désespérance latérale. Le râle des survivants désagrège la raison. Le témoignage se fait séisme mental. Le récit s'enduit d'invraisemblance pour surmonter l'insoutenable. La thématique sépulcrale ne draine que pétrifications cadavériques, locutions colériques, liquéfactions métaphoriques. La catastrophe meurtrière ravive l'arrachement à la mère nourricière. Le sentiment d'impuissance devant l'inéluctable se cristallise en remords insurmontable. L'expérience traumatique se porte comme brûlure permanente qu'écriture, antidote initiatique, transfigure en exaltation fiévreuse. L'angoisse chronique laisse libre cours aux mirages compensateurs. Le récit fragmenté difflue dans les laves dévorantes, les cendrées retombantes, les vapeurs aveuglantes. L'inextricable contexture volatilise les visions obsessionnelles dans la fugacité, les pistes définitionnelles dans l'opacité, les détonations passionnelles dans l'herméticité. La discontinuité discursive sape à la racine l'attractivité narrative. L'auteur assume avec panache sa névrose mal corrigée, sa rêverie mal dirigée, son architecture mal érigée. Les idées s'abrègent dans les paraphrases naufrageuses. N'en demeurent qu'ondulations coruscantes. L'incendiaire proclamé sème en définitive des flammèches inoffensives, magnifiées par la postérité littéraire.
La cité cauchemardesque reconstruite à la hâte n'est qu'un agglomérat de cages à lapins, dégarnie de ses sapins, peuplée de perroquets sous contrôle. L'allégorie se projette à l'échelle du pays. Le peuple dans sa totalité grouille dans les chromosomes du prosateur. L'imago affronte furieusement ses tentaculaires rhizomes. L'autistique ubiquité n'a d'autre échappatoire que la feuille blanche, avec la secourable perception baudelairienne de l'esthétique, l'art de représenter la charogne et d'exprimer le beau, la recherche macabre du sublime dans le tranchant de la lime, l'extase solaire dans l'horreur caniculaire, la transcendance stellaire dans la putréfaction cellulaire. L'œuvre entière, représentation kaléidoscopique d'un monde inabouti, se compose d'éclats cimentés de soudures miraculeuses. Le raconteur se démultiplie dans les personnages anonymes. Les zombies persécuteurs essaiment sous acronymes. Mohammed Khair Eddine s'excommunie d'une société honnie avant d'en être banni. Il s'exile dans la langue française et les mythologies sarrasines, se réfugie dans les bras de Mélusine, endosse la cotte d'ouvrier d'usine, noie son désarroi dans la résine. L'hérétique errance se fantasme en atavique transhumance. La conscience meurtrie se ranime dans la fougue contestataire.
Le déterreur, lugubre déracineur des tubercules folkloriques, apostropheur frénétique des patriarches inamovibles, vitupérateur cacophonique des autorités oppressives, dénonciateur enragé des servilités endémiques, rêvasseur impétueux de paganisme régénérateur, ne reconnaît de sa berbérité que ses traces archéologiques, ses rémanences didactiques, ses survivances artistiques. Apothéose funèbre de la dérobade où la nécrophagie, hallucination éthylique, dissimule la hantise de la dégénérescence précoce. La tornade linguistique liquide sans concession l'héritage perverti. L'incurable écorché vif s'abrite dans le vertige de la chute originelle, la nimbe diffuse de l'incorruptible lumière, l'expectation prophétique de fulgurances lyriques. Le grognard impénitent, claustré dans sa thaumaturgique montgolfière, défie les montagnes de son ire convulsive, difracte les nuées de ses fulgurations subversives, brandit ses carences d'inspiration comme étendards de sa transgression séculière. Chaque ouvrage est un psychodrame orchestré par une crise existentielle. Le délirant céleste transperce les murailles, nargue les mitrailles, enguirlande les entrailles, organise ses propres funérailles dionysiaques. Le saltimbanque égaré, tapir farouche et crépusculaire, scénarise inlassablement son carnaval. Le chamelier écervelé s'invente intarissablement son festival, ses cortèges de démons et de sorcières, ses rondes de fantoches et de parques grimacières, ressuscite le bestiaire de Lautréamont comme un oriflamme indubitable.
La forteresse solitaire s'entoure de myriades d'insectes et de reptiles convertis en signes alphabétiques. L'incontournable vipère incarne les vacillations libidinales. Les récréations lubriques s'infiltrent entre morsures et griffures, fissures et biffures, spasmes et sarcasmes. Dans l'édénique déchiqueture, le céraste guette l'inestimable égoutture. L'infernal niche dans le germinal. Le bazar se transfuse dans le bizarre. Le martyr imaginaire se façonne son souffre-douleur à la mesure de son hypersensibilité inapaisable, configure sa répugnance dans l'animalité sidérante, projette sa synesthésie dans les formules massacrantes. La fusion des sens s'exprime avec violence dans la rhétorique pulsionnelle, la tirade obsessionnelle, la démesure passionnelle. Le fantasmagorique phagocyte l'empirique. L'abomination s'humanise, la résignation se bestialise dans l'ambulation autolâtre. L'extravagance amalgame les aberrations. Les temporalités se confondent. La syntaxe se dévergonde. La sémantique vagabonde. N'est-ce pas son génie d'alchimiste, cette transmutation des répulsions frustratives en fumigations créatives.
Mohammed Khair Eddine, démarche indolente d'échassier dégrisé des causes perdues, définitivement revenu de ses batailles contre les moulins à vent, ressemble, en fin de parcours, à l'ibis chauve tapi dans sa paroi rocheuse. Logographe égaré dans le désert, révolutionnaire sans tribune, multitude surgie du même corps négatif pelliculé d'aigreur, il n'aura écrit, dans le dédoublement narcissique, que des autobiographies jurassiques. S'estompent pernicieuses vilenies. Se dissipent sentencieuses verbomanies. S'épure son culte des fruits défendus, des présages mévendus, des aphorismes mal entendus. L'ultime regard sur la vallée natale, l'allocentrique description d'un vieux couple heureux, ressuscitent l'enfance rurale, l'excellence des pratiques ancestrales, la succulence des traditions culinaires, la truculence de la langue millénaire, la poétique des fluidités ordinaires, la mystique des limpidités visionnaires. Le long poème épique à la gloire d'un saint méconnu se sacre et se consacre dans la calligraphie rituelle. L'élucidation conceptuelle s'accomplit dans l'extase factuelle. S'achève sur rivages désertiques l'interminable cavale. Agadir renaît de ses cendres maléfiques, se pare d'atours béatifiques, s'offre, comme une prostituée délavée de ses péchés, aux lascivités estivales. Gîtent en sodalité les grues et les flamands, les cigognes et les cormorans, les balbuzards et les goélands. Gambadent en liberté les gazelles magnifiques. Fleurissent en beauté les arganiers bénéfiques. Sur stèle intemporelle s'engrave le sphinx antique. S'efface sur tablettes les macabres diagrammes. Le mythe se forge dans l'énigmatique épigramme.