Culture
De la metaversalisation du monde - Par Mustapha Saha
‘’Le territoire, comme localisation des activités humaines, appartenance à une entité communautaire, colonne vertébrale du pouvoir étatique, unité souveraine, support d’identité citoyenne, référence sacralisée, ne s’est-il pas dissolu dans la planétarisation numérique, l’enchevêtrement des singularités historiques, la complexité des affiliations réseautiques […]’’ (Mustapha Saha)
La crise covidaire, l’interminable mise en panne de la planète, l’insoutenable suspension des libertés publiques semblent inaugurer la métaversalisation de la planète. L’usage numérique transforme définitivement les modes de communication, de consommation, de perception, d’expression. Facebook, créé en 2004 par cinq étudiants de Harvard, banalement baptisé du nom anglais de trombinoscope. Deux décennies plus tard, une personne sur deux dans le monde est connectée à un réseau social, Facebook, en se taillant la part du lion, devenant une puissance planétaire. Les humains sont irrémédiablement béquillés de téléphones mobiles multifonctions, de Smartphones, d’objets connectés, implantés de puces génétiques. Les échanges commerciaux, les interactions sociales s’effectuent de plus en plus en ligne, en temps réel. La 5G fait basculer le monde dans l’intelligence artificielle, la robotisation, la transhumanisation, le métaversalisme.
Les internautes intériorisent inconsciemment la psychologie numérique, algorithmique, cartographique. Ce que la littérature prédit se réalise dans le monde déréalisé. «La Recherche du temps perdu est une prodigieuse carte rhizomique. Marcel Proust, James Joyce, Franz Kafka, Samuel Beckett... sont de véritables spécialistes des objets mentaux hyper-déterritorialisés. La séparation radicale du champ littéraire et du champ scientifique, qui semble être un axiome de la culture occidentale, a pour effet d’embrouiller les esprits. Les critiques littéraires ne se rendent pas compte qu’une œuvre telle que la Recherche du temps perdu constitue une exploration scientifique, au même titre que l'œuvre de Freud ou de Newton » (Félix Guattari, Les ritournelles du temps perdu, in L’Inconscient machinique, éditions Recherches, 1997).
En 1968, étudiant en sociologie à la faculté des sciences humaines à Nanterre, je me lie d’amitié avec un maître-assistant désinvolte, anthropologue décalé, scrutant au microscope les artefacts quotidiens, décelant des signaux avant-coureurs de la disparition du monde réel, philosophe visionnaire que notre professeur commun, Henri Lefebvre, penseur gigantal, hégeliano-nietzschéo-marxiste paradoxal, orthodoxe puis libertaire, qualifie de nihiliste faute de suivre ses chemins de traverses. Jean Baudrillard me confie des duplicatas au papier carbonne de ses tapuscrits. Il réfléchit beaucoup sur la parabole de Lewis Carroll et de Jorge Luis Borges. Il cherche de nouveaux concepts. Le langage s’épuise. Le langage devient signe. Le signe devient signal. J’ai l’idée de fonder une nouvelle discipline, la signalogie. Le concept, est-il la carte transposée du territoire ou l’idée génératrice du territoire ? Alfred Korzybski (1870 – 1950), père de la sémantique générale, énonce une évidence, tellement évidente qu’elle en est énigmatique : « la carte n’est pas le territoire ». La carte, les mots, les images, n’entraînent jamais la réduction du territoire. La logique aristotélicienne enracinée dans le langage occidental est remise en cause. Le réel fuit la représentation en général. S’il en allait autrement, l’art, la littérature, qui entretiennent des relations instables avec le réel, perdraient toute légitimité pour refléter l’imaginaire. Les êtres et les choses dans leur indétermination, le vivant et du mouvant dans leur imprévisibilité ne s’identifient aux concepts. Or, le médium refuse de s’éclipser. Il occupe l’espace. Il monopolise l’attention, la compréhension, l’interprétation. Les satellites comptabilisent les rides de notre visage à partir de l’espace. L’avenir se mesure à l’aune de la biométrie, de la biostatistique, de la réduction de l’être à ses caractéristiques quantitatives, instantanément transférables, ubiquitaires. Avec l’hégémonie numérique, la carte revient en force, une infinité de cartes, utilisables sur le champ, remplaçables à volonté, substitutions aux libertés perdues.
Le territoire, comme localisation des activités humaines, appartenance à une entité communautaire, colonne vertébrale du pouvoir étatique, unité souveraine, support d’identité citoyenne, référence sacralisée, ne s’est-il pas dissolu dans la planétarisation numérique, l’enchevêtrement des singularités historiques, la complexité des affiliations réseautiques, l’internationalisation des relations interpersonnelles, les transactions immatérielles, les dynamiques transversalistes dans un cyberespace multidimensionnelle ? L’offensive écologique revalorise la nature, le terroir, le local, où des expériences autogestionnaires peuvent se réaliser en autonomie d’une autorité tutélaire. Le territoire n’est-il, en dernière analyse, qu’un pacte culturel ? Les sensibilités nationales, les introjections patriotiques, les allégeances cocardières apparaissent aujourd’hui comme des abstractions obsolètes.
« Les cartes inconnues nous offrent l’occasionde marcher immobile à l’intérieur du mouvement comme pour nous direque les points de fixation que la géométrie spatiale dessine sont d’aborddes points de fiction que la géométrie poétique invente » (Alain Milon, Cartes incertaines. Regard critique sur l’espace, éditions Les Belles Lettres, 2013). Des cartes de poètes, de peintres, d’onirographes, qui déroutent, désorientent, inventent des mondes parallèles. Des cartes fictives qui prennent consistance dans leur digitalisation. Des cartes qui sortent de l’analogie pour nous transporter dans des contrées insoupçonnables, des géographies improbables, des sphères incertaines. Des cartes inconnus où le voyageur « marche immobile à l’intérieur du mouvement (Maurice Blanchot). Prouesses aujourd’hui courantes des jeux vidéo. « Je touche à des régions où ce que l'on éprouve n'a aucun rapport avec ce qui est éprouvé. Je descends dans le bloc dur du marbre avec la sensation de glisser à la mer. Je me noie dans l'airain muet. Partout la rigueur, le diamant, l'impitoyable feu, et pourtant la sensation est celle de l'écume. Absence absolue de désir… L'espoir se retourne en effroi contre le temps qui l'entraîne. Tous les sentiments rejaillissent hors d'eux-mêmes et convergent, détruits, abolis, vers ce sentiment qui me pétrit, me fait et me défait et me fait affreusement sentir, dans une totale absence de sentiment, ma réalité sous la forme du néant (Maurice Blanchot, Thomas l’obscur, 1941, éditions Gallimard, nouvelle version 1950). Thomas l’obscur n’a pas d’histoire. Cette histoire se passe ailleurs, quelque part, nulle part. L’intériorité de l’être et l’intériorité du monde s’amalgament. Le sujet détrôné devient un espace de pensée, un espace vide. Extase nocturne dans la nuit infinie. La surabondance de vie se fait mort. La conscience se fait néant. La pensée est solitude, angoisse, effroi. « Je pense, donc je ne suis pas ». J’imagine, sous les masques, ces bonnes gens « qui retrouvent le souffle dans l’asphyxie, qui retrouvent la possibilité de marcher, de voir, de crier au sein de prisons où ils sont confinés dans le silence et le noir impénétrables. Au moment où on les voit s’arrêter, essoufflés et respirant avec peine l’air trop vif qui les frappe, ils pénètrent dans une atmosphère rare où il leur suffit, pour reprendre leur souffle, de cesser toute respiration ».
Quand le territoire est compris comme une perception culturelle, sédimentée en convention politique, se libère les populations de leur encasernement mental. Se découvrent des effervescences souterraines, des ramifications créatives, des diversifications régénérantes. La diversité est donnée par la nature, les manières de penser le monde et l’univers, les manières de vivre. « La différence n’est pas le divers. Le divers est donné. Mais la différence, c’est ce par quoi le divers est donné. C’est ce par quoi le donné est donné comme divers… La disparité, c’est-à-dire la différence ou l’intensité, est la raison suffisante du phénomène, la condition de ce qui apparaît » (Gilles Deleuze, Différence et répétition, Presses Universitaires de France, 1968). Seul le temps a la capacité de faire surgir des différences. L’espace n’est que le réceptacle des identités constituées, juxtaposées, panachées selon des règles imposées. C’est l’esprit qui décèle les jaillissements dans le divers selon les filtres de la différence et de la répétition. La matière ne se détend dans la durée que par la mémoire de la répétition. « Il est remarquable que l’étendue ne rend pas compte des individuations qui se font en elles. Sans doute le haut et le bas, la droite et la gauche, la forme et le fond sont des facteurs individuants qui tracent dans l’étendue des chutes et des montées, des courants, des plongées » (Gilles Deleuze, Le Bergsonisme, Presses Universitaires de France, 1966). La matérialité positive de la spatialité réside dans la distance. L’espace est pensé à travers la distance et la distance en tant que manifestation des différences. L’esprit repère les différenciations des objets et des idées parce qu’ils sont spatialement disjoints. « L’idée d’une distance positive en tant que distance, et non pas distance annulée ou franchie, nous paraît l’essentiel parce qu’elle permet de mesurer les contraires à leurs différences finies au lieu d’égaler la différence à une contrariété démesurée et la contrariété à une identité elle-même infinie » (Gille Deleuze, Logique du sens, Paris, Les éditions de minuit, 1969). La rhizomisation et la déterritorialisation délivrent le corps et l’esprit de l’implantation, de l’enracinement, de l’immobilisation.
Mustapha Saha
Sociologue, poète, artiste peintre
Bio express. Mustapha Saha, sociologue, poète, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure historique de Mai 68. Ancien sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée. Nouveaux livres : « Haïm Zafrani. Penseur de la diversité » (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris, 2020), « Le Calligraphe des sables », (éditions Orion, Casablanca, 2021)