Culture
En Egypte, la darbouka se la joue solo pour mieux briller
Des femmes membres du "Tablet al-Sitt" (le tabla de la femme) jouent avec les tambours à main "daf", le tambour "tabla" et le tambourin (de gauche à droite) sur la scène du centre "Sawy Culture Wheel" au Caire, la capitale égyptienne, le 4 mai 2022. De nombreux Égyptiens associent le tambour tabla aux danseuses du ventre et aux boîtes de nuit miteuses mais, malgré son problème d'image, les percussionnistes donnent un nouveau souffle à cet instrument ancien. (Photo : Mohamed HOSSAM / AFP)
Mariages, soirées, concerts... la darbouka a longtemps fait battre le cœur des Egyptiens mais a aussi souffert d'une réputation sulfureuse car associée aux danseuses du ventre se déhanchant sur ses airs. Pour mieux briller, la reine de la musique arabe se la joue désormais solo sur scène.
"L'image populaire de la tabla est très négative", explique à l'AFP Ahmad el-Maghraby en utilisant le terme égyptien pour désigner la darbouka. "Les gens l'associent à une légèreté des mœurs", poursuit ce spécialiste de la musique égyptienne.
Déjà présente dans l'Antiquité et sur les murs de temples pharaoniques comme celui d'Hathor, à 600 kilomètres au sud du Caire, la darbouka a souvent été utilisée pour accompagner les danseuses orientales aux tenues affriolantes dans les cabarets jusqu'aux premières lueurs du jour.
Depuis quelques années, de nombreux passionnés ont décidé de faire de cet instrument l'unique vedette, mettant de côté danseuses et autres musiciens.(Photo AFP)
Elle a fini par devenir symbole d'"indécence" en Egypte car si la danse du ventre y est née, dans ce pays conservateur, les danseuses sont souvent représentées dans la culture populaire comme des séductrices voire des prostituées.
"Où est la danseuse ?"
Mais depuis quelques années, de nombreux passionnés ont décidé de faire de cet instrument l'unique vedette, mettant de côté danseuses et autres musiciens.
"Il y a une nouvelle mode : les concerts solo de tabla", dit Mostafa Bakkar, un musicien et professeur de darbouka qui a lui-même peiné à obtenir l'approbation de sa famille.
"Les gens trouvent ce milieu honteux (...) ils se moquaient de moi en me demandant « où est la danseuse? »", se désole le trentenaire aux dreadlocks domptées par un bandana blanc.
Cette question, un célèbre film égyptien la posait déjà en 1984. "Al raqessa wel tabal", la danseuse et le joueur de tabla en arabe, racontait ainsi la triste histoire d'un percussionniste incapable de poursuivre sa carrière après le départ de sa partenaire danseuse.
Outre ses cours, M. Bakkar organise des concerts improvisés pour attirer les amateurs.
"Thérapie musicale"
"Je distribue des darboukas aux gens autour de moi et on joue de la musique en choeur", explique-t-il.
"C'est une sorte de thérapie de groupe", s'enthousiasme la neuropsychologue Christine Yacoub qui elle-même participe régulièrement à ces sessions de tambourinage intensif.
"Je me suis rendue compte que la tabla rendait les gens heureux donc maintenant je m'en sers pour de la thérapie musicale avec mes patients", explique-t-elle.
En pratiquant ensemble les percussions "on augmente notre niveau de concentration", affirme-t-elle, et en plus, la tabla permet "de s'exprimer sans parler".
Mme Yacoub est loin d'être la seule femme dans les cours de M. Bakkar car, si dans l'imaginaire collectif la tabla est toujours jouée par un homme, de plus en plus d'Egyptiennes s'y mettent ou en font même leur métier, malgré parfois des critiques acerbes.
En 2016, Rania Omar et Donia Sami ont brisé le tabou sur les réseaux sociaux. Les deux joueuses de tabla, dont l'une est voilée, ont récolté une volée de critiques pour leur vidéo en ligne.
Mais elles ne se sont pas découragées et en ont même profité pour monter le premier groupe féminin de darbouka d'Egypte. Avec le succès à la clé.
- "Briser les règles" -
En 2019, Soha Mohammed, 33 ans, a rejoint le mouvement: elle a créé "Tablet alsitt", "la tabla des femmes" en arabe, "pour donner une chance à toutes les femmes de pouvoir chanter librement et jouer de la tabla".
Depuis, avec huit autres percussionnistes, elle s'est produite dans toute l'Egypte, ravissant tant un public à la recherche de nouveauté que des spectateurs aux goûts plus traditionnels.
Ce soir-là, nichés sous un pont du Caire, au centre culturel el-Sawy, un demi-millier de spectateurs chantent en choeur et applaudissent les musiciennes en robes vertes.
L'une d'elles, Rougina Nader, 21 ans et 12 ans de pratique de la tabla, vit désormais de son art, mais les débuts ont été difficiles.
"On dérange les hommes car on leur fait de la concurrence et les gens nous adorent", assure-t-elle. "Il y a des obstacles mais ça ne nous empêchera pas de continuer à briser les règles".