Culture
LA FIN DES LIVRES - PAR MUSTAPHA SAHA
Mustapha Saha avec Eliza Calmat, actrice, femme de théâtre, bouquiniste.
Que dirait aujourd’hui Octave Uzanne (1851-1931), écrivain, bibliophile, auteur du livre de référence, Bouquinistes et bouquineurs, Physiologie des Quais de Paris, de la persécution subie par les bouquinistes parisiens ? Il écrit dans son : « Épître dédicatoire aux étalagistes riverains du gentil fleuve de Seine.
Quand bien même vous protesteriez avec grande modestie, c'est à vous qu'il mérite d'être offert, ce livre, Messieurs les philosophes du plein air et du gagne-petit, à vous qui, immuables et résignés, faites sentinelle, du matin à la vesprée, devant toutes ces épaves de la pensée humaine que le hasard, la lassitude, le dégoût, l'inconstance des modes ont apportées dans vos boîtes primitives, comme en une friperie d'impressions, pour amorcer de nouveau la curiosité du passant, enrichir l'imagination du pauvre, surexciter la passion toujours inquiète de l'érudit ».
Mustapha Saha
Octave Uzanne anticipe les temps présents dans un récit intitulé La Fin du livre, in Contes pour les bibliophiles, illustrations Albert Robida (1848-1926), éditons Librairies-Imprimeries Réunies, Paris, 1894. En voici un digest. « C’est à Londres que la question de la fin des livres est discutée dans un petit groupe de bibliophiles et d’érudits. Si par livres, on signifie nos innombrables papiers imprimés, ployés, cousus, brochés, l’invention de Gutenberg tombera en désuétude. L’imprimerie, qui gouverne l’opinion, par le livre, la brochure, le journal, qui règne despotiquement sur les esprits, est menacée de mort par les divers enregistreurs de son. Malgré les progrès technologiques apportés à la science de la presse, cet art paraîtra vieillot aux générations futures. Il y aura des cylindres inscripteurs légers comme des porte-plumes en celluloïd. Toutes les vibrations de la voix y seront reproduites. On obtiendra la perfection des appareils comme on obtient la précision des montres les plus petites. On trouvera l’électricité sur l’individu même. Chacun actionnera le dispositif par son propre courant fluidique, ingénieusement capté et canalisé. Les appareils de poche tiendront dans un simple tube semblable à un étui de lorgnette. L’auteur deviendra son propre éditeur. Il déposera sa voix. Il parlera son œuvre. Il la clichera sur des rouleaux enregistreurs. Il la mettra en vente lui-même. Les gens de lettres ne seront plus nommés écrivains, mais narrateurs. Le goût du style et des phrases pompeusement parées se perdra. Les diseurs seront recherchés pour leur sympathie communicative, leur chaleur vibrante. Les bibliothèques deviendront des phonographothèques. Les bibliophiles, devenus des phonographophiles, s’entoureront encore d’œuvres rares. Ils donneront comme auparavant leurs cylindres à relier dans des étuis de maroquin ornés de dorures fines et d’attributs symboliques. Les titres se liront sur la circonférence de la boîte. Les auditeurs ne regretteront plus le temps où on les nommait lecteurs. Leur vue reposée, leur visage rafraîchi, leur nonchalance heureuse indiqueront tous les bienfaits d’une vie contemplative. Étendus sur des sofas, bercés sur des rocking-chairs, ils jouiront, silencieux, des merveilleuses aventures dont des tubes flexibles apporteront le récit dans leurs oreilles dilatées par la curiosité. Le peuple pourra se griser de littérature comme d’eau claire, à bon compte, car il aura ses distributeurs littéraires des rues comme il a ses fontaines. Ce seront des voix du monde entier qui se trouveront centralisées dans les rouleaux de celluloïd, qu’on pourra entendre en rêvant encore sur la tiédeur de son oreiller » (Octave Uzanne).
Éternel retour de l’oralité. Disparition des scribes, des polygraphes, des écrivassiers. Revanche des griots, des bardes, des trouvères, des ménestrels, des marabouts, des sorciers, des chamans, des prophètes, des oracles. En mai 68, la rue prend la parole. Je saisis à la volée, dans les discussions informelles, des phrases marquantes que je reporte aussitôt dans mon journal. Ces annotations me servent de guides dans mes remontées du temps. Dans mon imaginaire, j’ai toujours associé les bouquinistes à la révolution ludique, à la chaussée festive, à la plage sous le pavé.
Juillet 2023. Après la décision, en prévision des Jeux Olympiques, d’éloigner les sans-abris de la capitale, d’expulser les étudiants de leurs résidences universitaires, la préfecture de police somme les bouquinistes de déguerpir pour raisons sécuritaires. Je me rends dès lors sur les quais. Je ressors mes vieux habits de soixante-huitard, ma boîte à outils de sociologue. J’enregistre des entretiens. Je photographie. Je m’attends à des réunions spontanées, des agoras improvisées, des attroupements solidaires. Je ne vois que des passants indifférents. Des touristes désargentés s’arrêtent le temps d’acquérir un gadget dérisoire. Je discute avec les bouquinistes. Ils ne disent rien. La mémoire s’absente. Les anecdotes s’évaporent. Ils sont atteints d’une étrange amnésie. Ils s’inquiètent. Ils se tracassent. Ils se tourmentent. Je ressens leur crainte, leur malaise, leur angoisse. Ils n’expriment que leur exaspération. Ils taisent leur secrète résignation. Ils gardent leur dignité quoi qu’il arrive. La presse ressasse la même ritournelle compassionnelle. Le pouvoir policier ignore les pétitions internétiques, les communiqués académiques, les tribunes empathiques. La cause culturelle, patrimoniale, romantique émeut l’opinion publique. Rien de plus.
Bio-express.
Mustapha Saha, sociologue, écrivain, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars et figure nanterroise de Mai 68. Sociologue-conseiller au Palais de l’Elysée pendant la présidence de François Hollande. Livres récents : Haïm Zafrani Penseur de la diversité (éditions Hémisphères/éditions Maisonneuve & Larose, Paris), « Le Calligraphe des sables » (éditions Orion, Casablanca).