Culture
Saïd Chraibi - L’accord du luth aux doigts fertiles – Par Rédouane Taouil
Rédouane Taouil avec Saïd Chraïbi disparu à la fin de l’hiver, peu généreux, de 2016 : Quel hiver ! / Ingrat comme ses nuages, /La faucille de la mort / Y moissonne les étoiles […]
Par Rédouane Taouil
Cette figure éminente de l’art musical qu’auréolait la haute modestie de l’homme, disparue à la fin de l’hiver, peu généreux, de 2016, a laissé une œuvre d’une rare synthèse inventive. Virtuose, il s’est attaché à cultiver les explorations du système modal en produisant des compositions qui épousent les reliefs des monts de l'Atlas et des méandres du désert, les jardins étoilés d’Al-Ándalus, les cimes des symphonies et les tréfonds précieux de l'Orient. La liberté de l’inspiration et l’entrelacs des ressourcements, qui guidaient sa quête itinérante, le rattachent à une pléiade de joueurs de Oud qui se comptent sur les doigts d'une main.
L’astre discret du luth s’est éteint à l’aurore laissant une indélébile empreinte lumineuse dans nos cœurs. De deuil en deuil, la lune écarlate luit de moins en moins au calice des fleurs. Les jardins de Grenade épandent leurs déplorations jusqu’au mont du Suspiro del Moro. Lissanou Eddine Ibnou Al-Khatib attend les frémissements des cordes comme les cadences de la pluie sur les collines d’Andalousie où résonnent ses nobles strophes en l’honneur de la fin’amor :
Ma bien-aimée qui m’inflige maintes douleurs
Surgit à la sombre nuit
Tel un astre flamboyant à l’horizon,
Je lui dis : tu m’illumines ô mon hôte de splendeur
Ne crains-tu pas les cerbères ?
Elle me répond, les yeux scintillants de larmes
Qui emprunte la mer ne craint point de périr.
Garcia Lorca est impatient d’évoquer ses sonnets d’amour, les violons des Gitans et sa passion pour la musique que ses parents ont contrariée. Maestro Rodrigo s’apprête à écouter son concerto interprété par la main du maître des modes et des mélodies. Les orangers de Marrakech exhalent leur chagrin ocre sur les roses blanches de l'arrière-pays. Les cordes méditatives de Mounir Bachir ruissellent d’implorations baignées des eaux du Tigre et de l’Euphrate et d’inclinations du lac Balaton, de justes intonations et de savantes improvisations Les palmiers de Bagdad épandent des variations fidèles à la fusion de l’émoi que célèbre, dans un bel éclat, le chantre des tresses d’or sous la pluie et de l’embrasement des métaphores, Abdelwahab Al Bayati :
Elle dit au luth : prodigue-moi encore de l’amour
L’amour est ma passion
Sans ma passion je me meurs
Je languis de parler mais je ne sais que dire
Le plectre est muet sur le luth
Nous sommes tous les deux en perdition
Sous l'empire de la tristesse, la langue perd la parole mais les yeux sont prompts à pleurer l’ami de la conversation amoureuse des sons. Voici des vers que l’auteur de cet hommage rêvait de voir lire par le musicien. La mort en a décidé autrement comme pour prouver, ainsi que l’écrit Edmond Jabès, qu’elle ne connait pas remords :
Oraison de la pluie
Quel hiver!
Ingrat comme ses nuages,
La faucille de la mort
Y moissonne les étoiles
Dans un ciel impassible
Et l'azur reste sans sanglot,
Les jours sont graciles
L'alouette pleure
La future terre sans blé
Et le feu ne rêve plus
De scintiller à l'arrivant,
Seules les graines de la tristesse
S’épanouissent
Et en tout frisson du vent
Le luth est désaccordé
A l’aurore
Il soupire
Dans les monts de Grenade
Et se réverbère
Au crépuscule dans l'océan
Dans l'attente des doigts fertiles
Le soleil esseulé
A contrecœur de la nuit
N'est pas près de paître
Dans la voûte
En regret de l'infidèle
Pluie.