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La Pensée imaginante
La pensée imaginale c’est tout l’univers duel, philosophique et spirituel, mystique et rationnel qui a des sources antiques et multiples
En marge du débat sur l’orientalisme et l’occidentalisme — j’ouvre une parenthèse au passage sur les marges, la marge c’est ce que l’on écrit en bordure d’un texte central sous forme de commentaires, de réflexion personnelle et qui parfois se révèle avoir une valeur d’une égale importance que le texte central—c’est ainsi qu’il faut envisager la Pensée imaginante, comme ce qui s’écrit et se pense en marge de la rationalité.
Sur le plan conceptuel, la pensée imaginale c’est le Monde des images, Imago Mundi , Mundus Imaginalis , Phantasia , Théophanie , al Khayal etc…C’est tout l’univers duel, philosophique et spirituel, mystique et rationnel qui a des sources antiques et multiples, mésopotamienne, grecque, perse, égyptienne, zoroastrienne… et qui a connu ses heures de gloires durant la période médiévale, en Orient en Chine et bien sur dans le contexte de l’Islam où elle a alimenté toute la pensée philosophique et toute la mystique, en Occident aussi, où elle a inspiré la scolastique chrétienne, matrice de la pensée moderne.
Mais curieusement, tout en étant une véritable source d’inspiration, la pensée imaginante angoisse, dérange et inquiète, elle a angoissé le monde médiéval latin, puis tout aussi curieusement le monde musulman dont on peut dire qu’elle est la créature. Et comme si elle subissait le sort du savant musulman Ibn Rochd qui, une fois latinisé, traduit, enseigné et étudié dans les plus grandes universités européennes, finit par devenir une angoisse pour le monde de la latinité: « Averroès repoussé, devient pour l’Europe comme, chez Freud, le refoulé pour le moi… « une terre étrangère interne », une pousse souterraine, la représentation refusée, la névrose latine, sa mélancolie, son rêve perturbant … » écrit Jean Baptiste Brenet
Lorsque le 17ème siècle fit triompher le rationalisme, celui-ci consolida alors une « pensée sans image » toujours sous le prétexte que l’imagination est dans l’incapacité de conceptualiser et de recourir à l’abstraction et au raisonnement. Et il faudra attendre le 20ème siècle pour que la pensée imaginante s’intégrât à la pensée savante. On assiste alors à la réhabilitation de l’imagination comme une faculté cognitive. Si bien qu’aujourd’hui la société moderne occidentale repose sur ces deux types de rationalité: une rationalité symbolique et une rationalité logique, en d’autres termes sur le Muthos et Logos, le mythe et la rationalité, nous dit Pierre Musso. Muthos étant ce qui relie le sens caché au sens apparent, qui ne se soucie ni de l’ambivalence ni de la contradiction, et qui est tout le contraire du Logos, qui, lui , cherche surtout à obéir au principe de non-contradiction de la Raison.
L’Occidentalisme aujourd’hui, fonctionne comme si on avait fixé la Raison à un socle solide et qu’on avait accordé au Mythe la liberté de pouvoir errer et de s’affranchir de la raison, de déraisonner, de fantasmer pour que l’édifice dans son ensemble tienne . C’est encore cette manière de relier les opposés, la Raison fonctionnant à la non-contradiction, et le mythe fonctionnant à l’ambivalence, aux contraires, à la magie, à l’image, au fantasme. Sur le plan pratique, il en résulte des conséquences sur les institutions: l’État, l’entreprise, devenues depuis le 19ème siècle les plus grandes institutions, apprennent à fonctionner entre deux formes de rationalités, dans la dualité de deux pouvoirs: spirituel et temporel.
L’Orient quant à lui, en perdant ce scénario fondateur qu’il a élaboré à la charnière des XIème et XIIème siècles et qui lui garantissait un certain équilibre entre le techno-rationnel et le mythique-mystique, va instituer un vide dans lequel s’est installée une telle carence d’Images et une privation de la faculté d’Imaginer; une carence de Raison laquelle subissait une métamorphose en passant de la raison divine, à la raison scientifique, et aujourd’hui à une rationalité organisationnelle et manageriale… Or « Avoir une conception du monde, c’est se former une image du monde et de soi-même, savoir ce qu’est le monde, savoir ce que l’on est…» nous dit Carl Gustav Jung .
1Pierre d’Ailly, auteur d’un manuscrit intitulé « Imago mundi » (1410), inspiré d’Aristote, d’Averroes, d’Avicenne . En 1487 il est imprimé . Christophe Colomb en possédait un exemplaire lorsqu’il embarqua vers l’Amérique .
2 Henry Corbin,
3 Phantasia, signifiefantôme, apparition, apparence.
4Ibn Arabi aborde l’image par la théophanie, il considère que le dieu inconnaissable, se manifeste à l’homme par des théophanies, des symboles, des images. Et pour que l’homme puisse comprendre que dieu s’adresse à lui, et pour qu’ils puissent rentrer l’un et l’autre dans un rapport, il faut que l’homme ait suffisamment d’intelligence pour discerner le sens caché Al Battin du sens visible Al Zahir.
5 Jean Baptiste Brenet, Averroes l’inquiétant, ed: LesBelles Lettres
6 Pierre Musso, La Religion industrielle, ed: Fayard
7 Pour Pierre Musso, « toute institution en Occident, à commencer par le politique, fonctionne par collage d’une opération symbolique instituante et d’une rationalité instituée : elle est un tiers terme entre deux formes de rationalité qui, telles deux colonnes, font tenir une imago mundi. C’est une telle image que Francis Bacon utilisa pour inaugurer la pensée moderne, représentée au frontispice de Novum Organum », in La religion industrielle, ed: Fayard