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Dessine-moi une rue plus accueillante
Depuis le 20 mars 2020, date du début du confinement au Maroc en période de Covid-19, je suis sorti trois fois, deux pour aller en coup de vent à la banque de mon quartier et une troisième pour des analyses dans un laboratoire du haut-Agdal. Ma première aventure hors de la maison a eu lieu un mois après l’instauration de l’état d’urgence sanitaire et des restrictions qui en découlent. Discipline et peur ont eu raison de mon envie d’escapade. Du reste, sortir dans un environnement peu amène brise tout élan de quitter chez soi. Je sais qu’il y a des anticonformistes, partisans du défi. Je parle ici du citoyen moyen.
Ces quelques incursions m’ont d’ailleurs dissuadé de tenter, à l’instar d’un grand nombre de personnes, des sorties fréquentes et justifiées par une raison ou une autre. Je préfère rester à la maison en ces temps incertains où circuler nécessite la détention d’un document officiel obtenu auprès de l’auxiliaire d’autorité de l’arrondissement de proximité. Du reste, j’ai toujours été un casanier. La corvée des marchés est assumée depuis très longtemps par mon épouse. J’avoue qu’à chacune de ses expéditions pendant cette période d’épidémie, je vérifie ses préparatifs pour affronter le monde extérieur devenu éminemment anxiogène. Parmi les gadgets familiers dans notre actuel environnement, masque et gel hydro-alcoolique figurent en tête de liste. En attendant chacun des retours de ma femme du quartier Takaddoum où elle fait d’habitude l’essentiel de ses emplettes, je reste aux aguets dans un état fébrile ; état qui se fait oublier souvent le temps d’une prochaine sortie.
Mes rares sorties en dehors de chez moi m’ont mis en présence d’un environnement extérieur qui m’a semblé bizarre. Il m’a rappelé les rues de mon enfance, spécialement les matins du mois de ramadan. Il y régnait une ambiance de calme suspect, de ceux qui n’annoncent jamais des réjouissances, étant donné les mines décomposées et à moitié endormies des gens. Ces faces patibulaires incitaient souvent l’enfant que j’étais à raser les murs. Car les vétérans de la cigarette du matin avaient le courroux à fleur de peau en période de jeûne et d’abstinence.
Ce que j’ai vu dans la rue
La rue en temps de confinement est fréquentée par des passants pressés et apeurés. Les chauffeurs de voitures affichent dans leur majorité des sourcils froncés, arborant des masques et roulant nerveusement comme pour fuir quelque menace inconnue mais imminente. Bref la rue à cette époque de frayeur quasi généralisée est un endroit où il ne fait pas bon s’attarder. Et encore je n’ai pas rencontré de barrage de contrôle de police sur les parcours que j’ai empruntés. Ma femme, elle, a été souvent amenée à montrer son autorisation de circuler et à indiquer sa destination. Dans l’ensemble, m’explique-t-elle, les agents sont fairplays et accommodants.
Ce visage peu accueillant des rues de mes sorties exceptionnelles a, de jour en jour, gagné en antipathie. Le nombre des passants a augmenté à vue d’œil. Sur mon chemin vers le laboratoire, j’ai vu beaucoup de monde. La plupart d’entre eux portent un masque très approximatif qui couvre seulement le menton. Et point de distanciation sociale. Je me demande d’ailleurs pourquoi l’a-t-on qualifiée de sociale ; physique sied mieux à la circonstance.
Tous les Marocains attendaient le déconfinement le 10 juin, date de la fin de la deuxième prolongation de l’enfermement. Au lieu de cela, les autorités publiques ont annoncé un second round, devant nous conduire au 10 juillet, mais avec quelques allègements progressifs selon un partage du territoire national en deux zones, 1 et 2, et en fonction du degré de circulation du virus. Un régime plus strict a été le lot des régions de la seconde division. Rabat fait partie de cette catégorie. Tout le monde chez moi a été déçu, en particulier mes deux petits-enfants qui attendent avec impatience la liberté de circuler et de retrouver leurs camarades. Ils doivent donc patienter encore, mais sans savoir jusqu’à quand. D’ailleurs ce que j’ai vu dans la rue n’incite guère à l’optimisme. Au surplus, ces jours derniers, et comme par hasard, le nombre des contaminations s’entête à rester relativement élevé dans la zone 2…
Ma récente sortie m’a beaucoup démoralisé. Etre dans cette partie du pays me rappelle mon école primaire. La numérotation des salles de cours attribuait à la classe de CM2 le numéro 1. Cela mettait l’élève dans une ambiance d’émulation et dans une attente renouvelée avant d’arriver à cette destination rêvée. Le parcours prenait au minimum cinq années. Notre circuit en vue de rattraper ceux de la zone 1 ne prendra pas autant de temps, fort heureusement. Mais si la durée est relative, l’attente demeure toujours un temps qui met en pause l’espérance. Par ailleurs, si dans le parcours scolaire le passage à la classe supérieure est tributaire de l’effort individuel, les paramètres qui facilitent l’allègement du confinement dépendent, quant à eux, du comportement de toute la collectivité concernée. C’est une situation qui brise quelque peu le sentiment de totalité qui a réuni au départ les composantes de notre société face au fléau de la pandémie. Aujourd’hui, on se retrouve dans des situations différenciées selon la prévalence locale de l’épidémie, les reçus et les recalés du déconfinement. On a presque envie de crier à ces récalcitrants de rentrer chez eux, lorsqu’ils ne sont pas obligés d’être dehors, et de respecter les gestes barrières, pour que nous puissions sortir de chez nous.
De là à en vouloir aux empêcheurs de se déconfiner en rond, il n’y a qu’un pas souvent franchi. Le sentiment de dépit règne en zone 2.
Je compte sortir incessamment pour constater l’état de la rue et de voir si elle peut augurer d’un quelconque espoir. J’espère retrouver un monde désireux d’échapper aux rigueurs du confinement et une rue plus accueillante qui annonce un imminent après-corona. Je souhaiterais presque disposer du pouvoir de redessiner ville, quartiers et rues de ce lendemain qui fait tant languir les assignés à résidence du confinement. Parole d’un confiné qui a hâte de retrouver la sensation d’avoir le droit de circuler librement !
Rabat, 14 juin 2020