Le déconfinement dans le monde : risque-t-on de tomber de Charybde en Scylla?

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Afin de limiter la propagation du virus, 4,5 milliards de personnes sont confinées dans 110 des 193 pays du monde où le Covid-19 s’est manifesté avec plus ou moins de sévérité. Les confinements ont pris place selon des timings différents et ont été accompagnés de mesures plus ou moins contraignantes. Et ce, en fonction de l’état de l’évolution de la pandémie aux niveaux national et mondial et des moyens de contrôle dont dispose les pays en cause. 

Avec la fin du mois d’avril 2020, les plans de déconfinement fleurissent ici et là. Certains commencent d’ores et déjà à connaître de timides débuts de mise en œuvre. La majorité des autres entreront en vigueur à partir de la première semaine de mai (voir Le Monde du 21 avril 2020). 

Ainsi, alors que les premiers pays qui avaient opté pour un confinement et proclamé l’état d’urgence médicale s’apprêtent à assouplir les mesures qu’ils ont adoptées à cet effet et à aller progressivement vers le déconfinement, des questions se posent.  

La première équation à résoudre est celle de la conciliation entre desserrement des mesures d’enferment et redémarrage économique. Si, à l’exemple du Premier ministre français, on réduit l’antagonisme entre logique économique et bataille contre le virus en se donnant pour but de préserver la santé des gens et, en même temps, d’assurer la continuité de la vie de la nation (intervention du 19 avril 2020 devant le parlement), cela ne semble pas aller de soi et n’emporte pas la conviction de tout le monde. D’aucuns ne cachent pas leur crainte. C’est le cas pour Angela Merkel qui a déclaré, lundi 20 avril, lors d’une conférence de presse, que « …si nous levons les limitations, nous ne savons pas quelles en seront les conséquences ! C’est pour cela que nous devons avancer prudemment ». Même les pays qui, comme le Royaume-Uni et les Pays-Bas, favorisaient le non-confinement et aspiraient à une immunisation collective, mais qui ont été convertis entre-temps à un confinement tardif, hésitent aujourd’hui à sauter le pas de la sortie de celui-ci. Doute, prudence et perplexité encadrent donc les politiques de desserrement. Deux séries d’observations peuvent être émises à ce sujet.

D’un côté, le virus n’étant pas (ou pas encore ?) maîtrisé, on ne sait pas comment la pandémie va évoluer. Le doute est donc légitime, car le déconfinement peut relancer la contamination et à nouveau le débordement des structures hospitalières nationales, voire leur faillite. Par ailleurs, et dans beaucoup de cas, la planification de ce processus voit le jour dans le cadre d’une pénurie persistante de masques de protection et de kits de tests ; le cas de la France est assez éloquent à ce propos. Il est cependant difficile d’imputer toute la faute de cette pénurie à la seule responsabilité des autorités en place : elle est le fait d’une culture de gestion fondée sur le flux tendu et l’abondance de l’offre au détriment de la politique de stockage, comme le veulent les règles liées au néolibéralisme et à la mondialisation. Au niveau interétatique, la tendance au repli, la controverse sur l’origine du virus, la mise en cause de la transparence de la Chine face à la propagation de celui-ci, le déficit de solidarité au sein de l’Union européenne, le piratage par certains gouvernements des équipements destinés à d’autres pays, créent un climat qui encouragerait plutôt une course qu’une coordination des efforts nationaux pour lutter contre la pandémie. Cette course risque d’être coriace pour la mise au jour des remèdes et vaccins.

D’un autre côté, l’enfermement et le gel au minimum des activités se sont attaqués au pouvoir d’achat des populations et ont entamé la richesse des nations. La pression de la crise sociale et les revendications des milieux économiques interpellent les décideurs et pèsent lourd sur les politiques devant conduire à la reprise de la vie normale. Mais, apparemment, cette normalité semble être lointaine. L’économie du monde a été foudroyée ; elle mettra du temps à se relever. Mais, peut-être, plus la relance sera rapide, plus le sauvetage sera moins long et les conséquences moins dramatiques.

Cependant, même si toutes les stratégies de sortie de l’enfermement ont en commun prudence et progressivité, cela ne permet pas de répondre de manière convaincante à toutes les interrogations qui entourent la pandémie du Covid-19. Car si le confinement est douloureux, le déconfinement pose un véritable dilemme à tout le monde. Face à une situation pleine d’inconnus, et au-delà du souhait de concilier entre santé et économie, la question inévitable est celle de savoir si la fin de l’enfermement ne va pas faire primer l’économie sur la santé. 

Le dilemme

Il s’avère, d’après les débats autour du déconfinement, notamment dans les pays industrialisés, que ce sont des raisons économiques et politiques plutôt que sanitaires qui tendent généralement à prévaloir. En effet, face au dilemme qui oppose la peur de la maladie et celle du cataclysme qui s’annonce et qui risque de déstructurer toutes les économies du monde, la balance se penche en faveur d’un redémarrage rapide, voire immédiat des économies. Les partisans du choix économique font ressortir que la crise économique et la pauvreté qui s’ensuit tuent aussi sûrement que la maladie. D’aucuns considèrent que, dans l’un ou l’autre cas, on est devant le choix entre le cancer et l’arrêt cardiaque. Cette issue bat en brèche l’affirmation qui a été souvent à la base du déclenchement de la « guerre » contre le Covid-19 et la volonté proclamée ici et là de l’abattre quel qu’en soit le prix.

En fait, il y a également un motif politique qui va dans le sens de la hâte à sortir de l’enfermement. La grave crise qui ronge le monde montre que les économies ultralibérales, comme celle des Etats-Unis, ne sont pas adaptées à des situations de crise. L’absence de protection sociale et l’inexistence de l’Etat-providence ont livré plus de 22 millions de chômeurs américains à la pauvreté et aux protestations contre le confinement censé être la source de leurs problèmes. Ces protestations sont parfois encouragées en haut lieu par souci électoraliste : le président Trump est pressé de relancer la machine économique car il est privé de son bilan de lutte contre le chômage, d’avant la crise, sur lequel il comptait pour sa réélection en novembre 2020.

Sans chercher à glorifier la pauvreté, on ne peut manquer aussi de relever, dans les temps difficiles que vit l’humanité, une sorte de « chance » dans la malchance des sociétés pauvres habituées à la gestion de la rareté adoucie par la solidarité et par la sobriété forcée, par rapport aux sociétés de consommation où toute difficulté est vécue dans la solitude et la marginalisation. 

Si l’antagonisme entre santé et économie que crée la crise actuelle est résolu en faveur de la relance économique, quelle que soit la situation sanitaire, ne risque-t-on pas alors de tomber de Charybde en Scylla ?  

Mais en même temps, l’absence d’une bonne connaissance du virus et l’inexistence de traitements efficaces et de vaccins doivent-elles pérenniser un enfermement qui pèse sur les citoyens et sur les économies ? Il ne peut y avoir de réponse unique et définitive à cette interrogation qui constitue une véritable quadrature du cercle.

Faute de mieux, et en attendant l’apport de la médecine pour éradiquer le Covid-19, de sérieuses précautions doivent donc accompagner tout desserrement des mesures de confinement. L’OMS, stigmatisée par ailleurs par le président Trump, préconise une série de prérequis auxquels le desserrement des mesures devrait s’adosser : des tests massifs, des traçages des malades et des mises en quarantaine (Le Monde du 23 avril 2020). Par ailleurs, la communauté scientifique semble considérer qu’un taux de reproduction du virus (nombre de personnes infectées par une autre) inférieur à 1 constitue un signal positif pouvant encourager à déconfiner. Cependant, et dans l’état actuel de l’incertitude qui entoure cette pandémie, toute stratégie de déconfinement devrait intégrer le paramètre de risque d’un rebond et, donc, d’un reconfinement. Toute impréparation à cette éventualité pourrait avoir de graves conséquences… 

 Mais, même en ayant aplani toutes les difficultés matérielles, il reste que plus on tarde et plus le retour à la vie normale et professionnelle est difficile, parce que la peur de l‘infection est très résiliente. Cet aspect psychologique devrait être pris en considération par les décideurs afin de trouver le moyen de rétablir la confiance au niveau interne et international. Le monde déconfiné est supposé redevenir progressivement un monde d’interpénétration et d’interconnexion ; ce monde ne peut se refaire entièrement qu’avec la disparition du virus de l’ensemble de la Terre. En dépit de notre nostalgie de liberté de mouvement, le premier réflexe de la plupart d’entre nous serait de ne pas aller loin de chez soi si le doute sur la possibilité d’une contamination persiste. Or la mobilité des populations aux niveaux interne et international alimente le tourisme qui constitue une source de revenu et un débouché pour beaucoup de pays du monde.

Le Maroc va certainement moduler sa stratégie de sortie du confinement en observant aussi bien les données nationales de l’évolution de l’épidémie que la portée des mesures adoptées par les autres pays, les pionniers du déconfinement. La sagesse qui a conduit au confinement proactif et qui permet au pays d’être cité en exemple au niveau international, ne manquera pas de guider les pas vers les voies sagaces et pragmatiques de sortie de ce confinement. La discipline dont fait preuve la quasi-totalité des populations, la solidarité et l’inventivité des forces vives de la nation constituent un atout considérable, en dépit des difficultés aussi bien matérielles que morales qui accompagnement tout confinement. Espérons que les mesures de protection sanitaire et les actions sociales de soutien en faveur des populations économiquement fragiles, ainsi que les actions solidaires, seront renforcées et auront produit les effets d’amortissement escomptés, tant au niveau sanitaire qu’à celui de la résilience et de la volonté de tous de sortir avec le minimum de dégâts de cette pandémie.

Rabat, 23 avril 2020

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