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Lectures et Relectures au temps du Corona : VI - Le prix des mots, le cout des images
Nous en sommes ainsi arrivés, à nous méfier des mots, surtout de ceux que l’on utilise pour écrire, « brosser et rhabiller » « insinuer et discréditer ».
Tomber à point nommé. Cette drôle d’expression signifie arriver ou survenir « exactement au moment voulu ». Elle s’applique parfaitement à cette sixième chronique de Abdejlil Lahjomri dans la série Lectures et Relectures au temps du Corona. Parce que aussi le hasard fait bien les choses, son tour de publication est arrivé au moment où la ville bruissait faussement de rumeurs sur une vidéo d’une danseuse sur un yacht animant une soirée diurne bien arrosée. A partir d’une vague calvitie, quelqu’un a voulu y voir Mustapha Terrab, PDG de l’OCP. On sait maintenant que c’est un bobard dont certains sites se sont emparé sans scrupules aucun, juste pour faire le clic et le buzz, à l’occasion évacuer les frustrations sociales, et peu importe la vérité. Il se trouve que dans cette chronique programmée bien avant, le Secrétaire perpétuel de l’Académie du Royaume décortique à travers un roman d’Umberto Eco les mécanismes vils de l’a peu près, de la déformation et de la mise en doute des personnages qui rend parfaitement compte de la situation que nous avons vécue ces dernières 24 heures. Un texte qui ne fera le bonheur que des vrais journalistes. NK
Tout le monde sait que les mots ont un pouvoir exorbitant. Ils peuvent construire et édifier, mais aussi détruire et anéantir. Ils ont surtout un prix: chez ceux qui les utilisent pour édifier ; chez ceux qui tentent en en abusant d’annihiler. Les journalistes, les écrivains, les chroniqueurs, les commentateurs, plus que quiconque, le savent. Ils savent que les mots mentent et qu’ils disent vrai. Ils peuvent faire du mensonge une vérité et d’une vérité un mensonge. Il y a un prix pour dire la vérité et un prix pour dire le mensonge. Tout est affaire de morale et d’éthique. Mais qui se hasarderait à évoquer de nos jours une quelconque éthique dans un monde de violence ou les mots redoublent de férocité contre l’éthique ?
J’ai choisi de relire ce roman parce que j’aime les écrits d’Umberto Eco, l’auteur du « Roman de la Rose », parce que le titre « Numéro Zéro » m’avait intrigué, parce qu’’il parlait de journalisme surtout, et que je pensais en conseiller la lecture à mes amis journalistes, parce qu’enfin il s’annonçait divertissant. Il allait s’avérer plus instructif, plus corrosif, que distrayant avec l’aventure de deux mercenairesde l’écriture. Ce n’est pas le meilleur roman d’Umberto Eco, ni le plus abouti, ni le plus fécond. Mais il est le plus percutant, puisqu’’il dénonce la presse à scandales, celle qui se nourrit de calomnies, de mensonges, de révélations croustillantes, pour calomnier, intimider juges, institutions, hommes politiques, hommes d’affaires, artistes ou simplement d’honnêtes citoyens. L’auteur dit que « Quelqu’un a suggéré d’employer (son) livre comme manuel dans les écoles de journalistes pour expliquer ce qu’il ne faut pas faire ». Ce « quelqu’un » a mille fois raison. Le titre « Numéro Zéro » est, certes, accrocheur. C’est l’expression utilisée pour signifier, dans le langage journalistique, le prototype de journal à créer. Mais je préfère le titre qui a été employé pour présenter ce récit à la Foire de Francfort, « That’s the press, Baby », expression que prononce Humphrey Bogart dans le film « Bas les masques » de Richard Brooks, où il s’agit effectivement de presse à sandales, et de scandales de presse. Titre plus subjectif, mais moins vendeur. Toutefois c’est bien de masques qu’il s’agit.
J’ai relu ce roman, à la lumière de cet éclairage que j’avais perçu mais négligé lors de ma première lecture. J’y avait plutôt privilégié les événements de l’histoire moderne de l’Italie, de la théorie des complots chère à Umberto Eco : la légende de Mussolini encore vivant, réfugié dans un pays d’Amérique latine, l’histoire de son sosie au Vatican, le réseau dit « Gladio » et ses tentatives pour empêcher les communistes de prendre le pouvoir, les accords « Mafia – Gouvernements » , l’assassinat d’Aldo Moro, celui présumé du Pape Jean-Paul 1er, la « Loge P2 », les brigades rouges… et autres événements qui avaient passionné les lecteurs et occupé pendant longtemps les journalistes d’investigation. Mais là , cette relecture en ces temps viciés de la Corona l’a montré, n’était pas le plus passionnant dans le récit. Le plus passionnant est cette dénonciation des manipulations journalistiques, du « dé-tricotage », de la fabrication des mensonges, du travestissement de la vérité. Je ne citerai qu’’un passage mais un des passages les plus éclairants où l’auteur montre comment des mercenaires de l’écriture s’y prennent pour faire d’un juge honnête et honorable un juge suspect, louche et corrompu.
« … Vous avez dû lire… qu’un magistrat… a ouvert une enquête sur l’administration de certaines maisons de repos pour les personnes âgées… il conviendrait que nous trouvions de quoi jeter l’ombredu soupçon sur ce juge fouineur… Sachez qu’aujourd’hui pour contrecarrer une accusation, il n’est pas nécessaire de prouver le contraire, il suffit de délégitimerl’accusateur. Palatino (le journaliste) était revenu avec des infos fort alléchantes. Il avait photographié le magistrat, alors qu’assis sur le banc d’un square, il fumait nerveusement une cigarette après l’autre …. (le journaliste) ne savait si c’était intéressant mais (son patron)) dit que oui : un homme dont nous attendons pondération et objectivité donnait l’impression d’être un névrosé et de surcroit un oisif qui, au lieu de suer sur ses dossiers, était là, à perdre son temps dans un jardin public. (Le journaliste) l’avait même pris en photo dans un restaurant chinois. A travers la vitre, on le voyait manger. Avec des baguettes. « Magnifique, avait dit (le patron). « Notre lecteur ne va pas au restaurant chinois, il est même probable que là où il est-il n’y en ait pas et il ne songerait jamais à manger avec des baguettes comme un sauvage. Pourquoi ce type fréquente-t-il les milieux chinois ? Se demandera le lecteur. Pourquoi, si c’est un magistrat sérieux ne mange-t-il pas des vermicelles ou des spaghettis, comme tout le monde ?... Il portait aussi des chaussettes de couleur… avait ajouté (le journaliste), émeraude ou vert petit pois, et des chaussures de tennis… ».
« Des tennis et des chaussettes émeraudes, avait jubilé (le patron) . Ce mec est un dandy, ou un hippie, un « enfant des fleurs »… il en faut peu pour imaginer qu’il se roule des pétards. Mais ça on ne le dit pas, le lecteur doit le déduire tout seul. Travaillez sur ces éléments… Brossez-nous un portrait en clair- obscur en insistant sur l’obscur. L’homme sera rhabillécomme il se doit. D’une non-information, nous avons tiré une information. Et sans mentir. « Il n’est peut etre pas pédophile, il n’a pas assassiné sa grand-mère, il n’a pas empoché de pots-de-vin, mais il a bien du faire quelque chose de louche. Ou bien… On louchifie ce qu’il fait’
Ce type de « brossage » et de « rhabillage » des portraits et des événements, nous en lisons, tous les matins dans la presse nationale ou internationale qu’on nous présente au petit déjeuner.
Nous en sommes ainsi arrivés, à nous méfier des mots, surtout de ceux que l’on utilise pour écrire, « brosser et rhabiller » « insinuer et discréditer) ». Nous en sommes arrivés à ne plus vouloir lire ni journaux, ni récits, ni revues, ni pages Face Book, ni Tweets, à préférer nous retirer dans une sereine solitude favorable à une relative paix de l’esprit et à choisir de nous réfugier dans un silence éloquent où les mots, dans leur pureté originelle n’ont pas de prix.