L’insoutenable volatilité du verbe

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*Ancien ministre, ancien repr?sentant du Maroc ? l?ONU, ex-pr?sident de l?universit? Hassan II-A?n Chok de Casablanca, Aziz Hasbi est enseignant

Longtemps je croyais qu??crire ?tait ? la port?e de ceux qui avaient des dipl?mes. J?ai appris par la suite que l?art d??crire s?abreuve certes aux sources du savoir mais n?est pas une r?sultante syst?matique de l?effort fourni par les apprenants bard?s de dipl?mes attestant leur ma?trise technique de certains fragments de la connaissance. Loin s?en faut. Exprimer sa pens?e par l??criture semble ?tre un don, bien que ce mot soit suffisamment ?quivoque. Mais passons. Il y a donc derri?re cet art une sorte de capacit? de trouver et de dire le mot qui pla?t ou qui porte.

J?aime ?crire. Mais j?ai appris que produire des ??papiers?? sur commande n?est pas de l??criture. C?est tout au plus une servitude d?une charge ou d?une profession. Lorsque je me mets devant mon clavier ou devant une feuille vierge, deux r?alit?s s?imposent ? mon d?sir d??crire?: le sujet et la mani?re de le traiter. Bien que l?inspiration soit un ?cueil insurmontable, savoir ce que l?on veut dire ne signifie point ?tre capable de le faire. Je ne vais pas gloser sur la m?thodologie et sur toutes les difficult?s li?es ? l??criture, car leur nombre ne fait que souligner le m?rite de ceux qui arrivent ? les surmonter. Je veux juste ?voquer la complexit? des mots.

Le plus difficile semble ?tre effectivement de vaincre les mots, les phrases et leur tournure, sans (re) tomber, en ce qui me concerne, dans le langage sec des juristes et politistes au r?alisme imp?nitent. Je suis ? l?aff?t du mot beau, g?n?reux, vivant, interactif, qui puisse m?aider ? r?ussir une mutation vers la beaut? du vrai, du transparent, du r?el po?tique afin d??chapper ? la realpolitik et au syst?matique politiquement correct. Rien que cela?!

Qu?te difficile. A se demander si on n?est pas en pr?sence d?une quelconque s?lection qui ?chappe ? toute volont? humaine? Mais alors cela serait d?sesp?rant et inhumain. Aussi frustrant que la distribution in?quitable de la beaut? physique, de l?intelligence, de la force, de la richesse. Le droit de bien dire les choses serait-il aussi soumis ? une quelconque fatalit???

Un constat?: les mots, leurs sens, leurs synonymes et homonymes, sont fuyants, rebelles, insensibles, rigides et d?sesp?rants. Cela me donne des complexes et de l?urticaire. Lorsque je n?arrive pas ? faire de m?moire les distinctions et ? saisir la teneur du mot, je suis terrifi? ? l?id?e de perdre le contr?le de ma pens?e, voire de mon int?grit? mentale. Avec l??ge, les menaces se multiplient? Je me mets alors ? mettre ? l??preuve mon pauvre cerveau pour lui faire cracher des choses bien enfouies. La victoire n?est pas toujours ais?e?

Ces derniers temps, je multiplie les lectures litt?raires?: je lis tout ce qui me tombe sous la main. Cependant, plus je m?applique ? d?busquer la signification, l?origine, les utilisations des mots, et plus je constate la profondeur abyssale de mon ignorance. Je suis loin des temps de mon inconsciente inculture ou de ma suffisance de technicien du droit qui croyait que la r?alit? s??puisait dans les lignes des codes, chartes et autres textes fondamentaux qu?il suffit de faire parler pour dire le mot juste, solennel, incontestable et correct. Je suis vaincu par des mots simples en apparence, des syntaxes traitresses, des masculins et des f?minins caract?riels, des verbes dont l?irr?gularit? menace ma coh?rence et alimente ma rage. Ils me manquent les Odette et Edouard Bled, les compagnons de mes ann?es savantes de l??cole primaire?! En d?clamant par c?ur les ??ouetdoncornicar?? et autres r?gles et astuces de leur cru, j?avais l?impression de dominer le monde de l?orthographe et de la grammaire. Plus tard, lorsque, c?toyant des Fran?ais au Maroc ou en France, on me faisait des compliments sur ma ??ma?trise?? du fran?ais, j??tais tout fier et me demandais si je n?avais pas la b?n?diction de ces anc?tres Gaulois que glorifiaient certaines de mes lectures d?antan?

Pourtant, je le sais, mon histoire avec les mots est ancienne. D?s potron-minet de ma petite enfance scolaire, ils m?agressaient et me d?fiaient. Cherchant ? les domestiquer, j?entrepris la folle entreprise d?apprendre par c?ur le premier dictionnaire pour d?butants qui m??tait tomb? sous la main. T?m?rit? quasi prom?th?enne et jamais vraiment satisfaite. Sauf peut-?tre dans mon domaine de sp?cialisation o? je suis arriv? bon an mal an ? limiter l?espace de mon ignorance. Mais je pensais pouvoir faire plus?

Apr?s tant d?ann?es de lutte et d?attente de la lumi?re ?clairante des phrases bien faites, j?aimerais aujourd?hui me plaindre de certains mots, voire leur intenter un proc?s. Pourquoi se laissent-ils oublier et pousser les pauvres lecteurs, comme moi, ? consulter un dictionnaire, parfois m?me dans des positions physiques inconfortables?? Pourquoi les induisent-ils en erreur en laissant croire ? leur f?minit?, alors qu?ils sont bien enfonc?s dans la masculinit??! Pourquoi sont-ils parfois capricieux, faisant subir leur f?minit? ? des adjectifs plac?s avant et leur masculinit? ? ceux qui se placent apr?s?? Pourquoi ??foudre?? me fait douter de moi lorsque je la place ? c?t? de ??guerre???? Pourquoi les voies des accords du participe pass? sont-elles aussi imp?n?trables que celles du Seigneur? Pourquoi?? Pourquoi??

Pourquoi les mots ne chantent-ils pas sous ma plume ou sur mon clavier?? Pourquoi manquent-ils de complaisance envers moi?? Pourquoi ne se transforment-ils pas en sagesse, beaut?, po?sie, musique ou autre expression enchant?e et envo?tante?? Serais-je prisonnier de l?injonction du Lis?! qui a limit? le carr? d?investigation et qui cl?t les yeux de ma tribu face aux Lumi?res?? Serais-je prisonnier d?une autocensure bien enfouie et r?gl?e sur certains mots, quitte ? f?cher ? mort tout le reste du verbe?? Je ne sais pas.

J?ai envie de me lib?rer de ces pesanteurs. J?ai envie de d?noncer les verbes, sujets, noms, adjectifs, voire ?pith?tes, barbus, enturbann?s ou voil?s. J?ai envie de trouver ma muse sur un sentier lumineux o? seule la beaut? tr?ne comme guide, et le r?ve comme vade-mecum. Non point la beaut? de l?esth?te pur, mais celle de l??tre sensible ? son environnement, ? ses sens, et aux attentes des autres.

Je comptais beaucoup sur la retraite pour desserrer l??tau des ?ch?ances professionnelles, pour ?radiquer l?angoisse permanente d?avoir affaire ? un auditoire, pour ?chapper aux contraintes des dates, du sujet impos?, du nombre de lignes par page, du nombre de pages, etc. Je comptais sur la retraite pour lire tout ce que ma formation ne m?avait pas toujours laiss? le temps de lire. J?aimerais conna?tre l?origine de l?homme, comprendre le Big Bang, les particularit?s de la femme, l?histoire des peuples, leurs croyances, leurs superstitions, leurs d?marches philosophiques, etc. J?aimerais pouvoir lire tous les livres que j?ai achet?s sans avoir eu le temps d?ouvrir, m?abonner ? une biblioth?que, consulter des sites savants en ligne, etc. J?aimerais pouvoir poser des questions ? ceux qui connaissent, avoir le temps de discuter avec ceux qui ne savent pas, etc. J?aimerais enfin ?tancher ma soif de savoir.

Dans tout cela, je n??chappe pas ? la douce r?verie de bon nombre de retrait?s, ceux qui croient ? la magnanimit? du temps et ? la possibilit? d?acc?der ? une autre vie apr?s la vie professionnelle?!

Mais ma retraite semble ne pas se d?cider ? r?pondre ? mon d?sir de dire plus de mots et de phrases magiques. Jusqu?? maintenant, la retraite ne m?a pas encore fourni de cl? magique pour p?n?trer dans le monde enchant? de mes attentes, longtemps repouss?es ? plus tard. Le fera-t-elle?? Je me suis peut ?tre leurr? sur la chose et ses sens?: la retraite ne semble pas ?tre cette machine ? reconfigurer les vieux, c?est une situation, un ?tat d?esprit. N?gocions donc avec la muse et le verbe?

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