chroniques
Ce que le 7 octobre a changé – Par Mohamed Chraïbi
L’entêtement américain à soutenir indéfectiblement Israëk, s'il devait persister, expose les USA à assumer la coresponsabilité d’une guerre qui risque, avec ses dizaines de milliers de morts potentiels, de se transformer en génocide
Dans un article paru dans « Orient XXI » du 1/12/23, sous le titre « les États Unis en panne d’une vision alternative », Sylvain Cypel analyse la politique de soutien inconditionnel des États Unis (E.U.) à Israël dans ses guerres contre les Palestiniens et conclut à l’ absence de perspective pour la résolution de ce conflit qui dure depuis plus d’un demi-siècle à laquelle cette politique a mené.
Il écrit : « Bref, la perspective des deux États est aujourd’hui aussi peu plausible que celle d’un État commun. Les deux resteront impossibles tant que les États-Unis n’auront pas pris la décision d’obliger Israël à quitter définitivement dans un délai rapide les territoires palestiniens, nolens volens. C’est difficile ? Certes. Mais quelqu’un a-t-il une meilleure option ? ».
S. Cypel avance là une solution au conflit israélo-palestinien mais sans élaborer sur sa faisabilité. L’objet de cet article est de présenter quelques arguments en faveur de celle-ci.
Invasion du Koweït et occupation de la Palestine
La solution avancée est difficile certes mais moins utopique qu’il n’y parait quand on se souvient de « tempête du désert » qui bouta l’Irak hors du Koweït qu’il avait envahi en Août 1990. Pour rappel, après l’invasion du Koweït, une motion du Conseil de Sécurité de l’ONU (Résolution 660 du 9/8/90) lui enjoignit de se retirer et une nouvelle résolution (678 du 29/11/90) posa un ultimatum à l’Irak de quitter le Koweït avant le 15/1/1991 tout en autorisant les Etats membres de l’ONU à utiliser tous les moyens pour faire respecter celui-ci. Se basant sur cette dernière résolution, une armée internationale sous la conduite des USA contraint l’Irak à évacuer le Koweït.
Israël est dans une situation, sinon identique, du moins très proche : Israël a envahi et occupe depuis 1967 le territoire imparti à la Palestine en 1948 en violation de la résolution 242 du Conseil de Sécurité (22/11/1967) ordonnant son retrait immédiat et de la résolution 338 (22/10/1973) exigeant l’application immédiate de la résolution 242.
Là où l’analogie des processus de résolution des deux conflits (Palestine d’un côté et Koweït de l’autre) s’arrête, se situe dans l’absence de contrainte imposée à Israël de se conformer aux résolutions 242 et 338 de l’ONU au contraire de la résolution 678 qui donne à l’Irak un délai pour s’exécuter, faute de quoi, il y serait contraint militairement.
Ce qui manque donc aux résolutions 242 et 338 pour être contraignantes pour Israël est la menace du recours à la force, on ne peut plus clairement exprimée dans la résolution 678 adressée à l’Irak.
La question est alors de savoir s’il est envisageable qu’une coalition internationale mandatée par l’ONU repousse, manu militari, Israël hors des territoires qu’il occupe depuis 1967 qui comprennent, rappelons-le, Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est. Autrement dit, la solution dite des deux Etats, en germe dans la résolution de 1967, implicitement convenue dans les accords dits d’Oslo en 1993 et depuis lors progressivement jetée aux oubliettes avant d’ être définitivement enterrée lorsque Trump décida le transfert de son ambassade à Jérusalem en 2018 (en vertu d’une décision du congrès de 1995) et poussa quatre pays arabes à normaliser leur relation avec Israël fin 2020.
La force internationale contre Israël est-elle envisageable ?
La solution des deux Etats peut-elle être imposée à Israël par la force ? (Hamas l’ayant acceptée en 2017, sans reconnaissance explicite d’Israël). Pour répondre à cette question il convient d’examiner si les conditions qui ont empêché la mise en œuvre effective de cette solution depuis plusieurs décennies ont changé. Cette étude des raisons pour lesquelles la solution des deux Etats n’a pas dépassé le stade de l’intention a fait l’objet de profondes réflexions savantes qui reflètent l’extraordinaire complexité de la question. Rien ne prouve, par exemple, que sans les disparitions prématurées des deux protagonistes des accords d’Oslo (Rabin et Arafat) l’avènement des deux Etats ne fût devenu réalité. Pour faire court, on admettra que le principal obstacle a été la volonté des radicaux des deux camps de faire barrage à cette solution. Et, quitte à choquer, on rejettera la responsabilité sur la partie qui croyait avoir le plus à perdre dans cette solution : Israël.
Les actions d’Israël (notamment l’établissement de colonies juives sur tous les territoires conquis en 1967 et l’adoption de Jérusalem comme capitale en juillet 1980) ainsi que les déclarations de ses dirigeants, laissent peu de doutes sur ses intentions d’accaparement définitif des territoires conquis. On admettra également que si Israël, minuscule Etat de quelques millions d’habitants, se permet de défier les Etats du monde entier c’est grâce au soutien inconditionnel du plus puissant d’entre eux : les USA.
Cette prémisse nous autorise à abandonner la nécessité du recours à la force pour obliger Israël à mettre en œuvre, sous brève échéance, la solution des deux Etats. Recours dont la faisabilité est, pour le moins discutable sinon hors de propos dans l'ordre actuel qui gouverne le monde. Par contre, cette prémisse deviendrait possible dès lors que les USA se décident à exercer une pression suffisante sur Israël pour lui faire avaler l'amère pilule de la création d'un Etat palestinien sur les territoires occupés depuis 1967 conformément à la version anglaise de la résolution 242.
Un tel changement de politique américaine résulterait, bien entendu, des conditions nouvelles créées par l'attaque du 7 octobre que nous allons exposer ci-après.
L’impact du 7 octobre sur les Américains
L’attaque du Hamas (et du Jihad islamique) le 7 octobre 2023 a profondément changé les conditions qui ont empêché, jusqu’à présent, la mise en œuvre effective de la solution des deux Etats au moins à deux niveaux : celui de la nature du conflit israélo-palestinien et celui du soutien américain à Israël.
Nature du conflit :
Il suffit pour se convaincre du changement intervenu à ce niveau d’écouter les deux déclarations suivantes : « Nous ne nous battons pas pour avoir du fuel ou des permis de travail en Israël. Nous ne cherchons pas à améliorer la situation à Gaza. Notre but est de renverser complètement la situation dans la région….Nous espérons instaurer un état de guerre permanente ». (Taher El-Nounnou, conseiller en média du Hamas). Et Khalil Al-Hayya, leader palestinien qui déclare au New York Time du 8/11/23 à propos du 7 octobre : «Il était nécessaire de changer toute l’équation et non provoquer un autre clash. Nous avons réussi à remettre la question palestinienne sur la table et dorénavant, personne dans la région ne connaîtra la paix… ».
Avec l’attaque du 7 octobre, Hamas ne pouvait ignorer qu'Israël agira militairement et de manière décisive dans les mois qui suivront, mais voit ce qu'il fait comme un effort générationnel beaucoup plus important que ce qui se passe sur le champ de bataille" (The Guardian du 29/11/23). En clair : le présent épisode du conflit ne saurait prendre fin, comme les précédents, par un cessez le feu. Seul un accord ferme et non révisable, garantissant la création d’un Etat palestinien dans un délai rapide pourra l’arrêter. Ce message adressé au monde entier a sûrement été reçu et compris aux USA comme injonction à agir vite dans ce sens s’ils veulent sauvegarder ce qu’il leur reste comme influence dans la région et sauver ce qui peut encore l’être de leur image fortement détériorée.
Soutien inconditionnel américain à Israël :
Les administrations successives américaines ont soutenu Israël jusqu'à présent sans grand dommage pour leur image, avec l’assentiment des régimes arabes et la résignation de leurs peuples. Le congrès et l’opinion publique américaine ont également été favorables à cette politique. Jusqu’à présent ; car depuis la riposte sanglante d’Israël à l’attaque du 7 octobre, les choses ont sensiblement changé. En voici quelques exemples :
- Les jeunes électeurs et les électeurs d'origine arabe ou musulmane qui ont joué un rôle clé dans la victoire de Biden en 2020 font au jourd’hui publiquement état de leur agacement face à son soutien à Israël.
- Un sondage récent (Gallup, rapporté par Haaretz du 5/12/23) révèle que 67% des américains désapprouvent ce soutien, et au congrès des élus de plus en plus nombreux y affichent leur opposition.
- Cette opposition a franchi récemment les portes de la Maison Blanche où des centaines d'employés (notamment parmi ceux d’origine arabe/musulmane) ont fait part de leur mécontentement (voir le New York Time du 29/11/23 : Biden Navigates divisions inside the White House over Gaza).
- Particulièrement remarquée est la démission de Paul Josh, haut responsable au Département d’Etat, en protestation de la livraison d’armes à Israël utilisées, selon lui, pour tuer des civils (voir dans NYT du 18/11/23 : I knew U.S. military aid would kill civilians...So I quit).
- Les meetings en faveur de la Palestine sur les plus prestigieux campus universitaires américains, les manifestations populaires dans les cités, grandes et moyennes, à travers le territoire américain et tant d’autres exemples de protestations émanant d’une partie de plus en plus large de la société américaine qui voit dans le soutien à la cause palestinienne un prolongement à la lutte contre le racisme et la répression des minorités.
Quand Israël bat le record américain de largage de bombes
Ces changements ont été provoqués par le caractère disproportionné et inacceptable de la réaction israélienne voulue par Hamas (voir ci-dessus) en déclenchant son offensive du 7 octobre. Cette réaction a, par son ampleur, et sa bestialité battu tous les records établis par les agressions israéliennes antérieures en nombre de morts d'enfants, en nombre et tonnage de bombes larguées sur des cibles désignées par des algorithmes à base d'Intelligence Artificielle (voir the Guardian du 5/12/23: The Gospel, how Israël uses AI To select targets in Gaza). Elle a même battu les records de l'armée américaine en Afghanistan, Irak, Syrie...voire des records de la seconde guerre mondiale en nombre de cibles bombardées par jour. Et pour clore le palmarès, l’armée d’Israël a tué en quelques semaines plus de cent agents de terrain de l’ONU et plus de soixante journalistes ( en comparaison, au cours des près de deux années de guerre en Ukraine, 17 journalistes et travailleurs des médias ont été tués -The Guardian 4/12/23).
L’ensemble de ces changements a été également favorisé par la conjonction de la guerre à Gaza et la guerre en Ukraine qui met à nu le "deux poids, deux mesures" de l'Occident en général et de son chef de file, les USA, en particulier : Les destructions d'infrastructures et le massacre de civils infiniment plus massifs à Gaza qu'en Ukraine soulèvent pourtant infiniment moins d’indignation.
Cependant, ni le changement de nature du conflit clairement affirmé par Hamas, ni les protestations de larges pans de la société américaine et dissensions au sein de la classe politique ne semblent avoir affecté sensiblement, la politique américaine qui s’entête à s'opposer au Conseil de Sécurité aux motions de cessez-le-feu (peut-être pour la dernière fois, le 8 novembre dernier, s'inquiètent les Israéliens selon Haaretz du 9/11: Israel isn't sure Biden will veto another UNSC Cease-fire proposal) .
Et le Hamas n’est pas mort et d’autres forces (du Liban au Yémen en passant par la Syrie et l'Irak) soutenues par l’Iran se tiennent en réserve et les mouvements de protestation aux Etats Unis n’ont pas été étouffés. L’entêtement américain, s'il devait persister, les expose à assumer la coresponsabilité d’une guerre qui risque, avec ses dizaines de milliers de morts potentiels, de se transformer en génocide.