Le Maroc et le monde après la covid-19 : II- Vers un globe fracturé – Par Ahmed Herzenni

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Le Maroc et le monde après la covid-19

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Dans un ouvrage collectif consacré à la crise sanitaire suite à la pandémie du Coronavirus Sars-Cov-2 et ses conséquences sur le monde, Ahmed Herzenni analyse ce que pourrait être le Maroc et le monde après le Covid-19. Dans cette étude déclinée en trois chapitres, Ahmed Herzenni a traité dans la première partie de quelques limites du système capitaliste néolibéral mondialisé. Dans cette deuxième partie il aborde les fractures qui menacent le monde et tente de tirer les leçons de l’un des paradoxes majeurs de la mondialisation (la « mondialisation 2.0 » !) qui s’est finalement soldée par un renversement spectaculaire des rapports de force en son sein sans conclure à un dénouement rapide de l’affrontement planétaire entre le nouvel Est et le nouvel Ouest et sans parier sur une défaite inéluctable, même à moyen terme, du second. Dans la troisième et dernière partie, l’auteur s’attellera, but de l’étude, aux options qui s’offrent au Maroc.

II- Vers un globe fracturé

Un des paradoxes majeurs de la mondialisation (nous devrions dire la « mondialisation 2.0 » !)  est qu’elle s’est finalement soldée par un renversement spectaculaire des rapports de force en son sein.

La Chine, qui faisait figure de vaste atelier mondial dédié aux fonctions de production subalternes, est en passe de devenir la première puissance économique mondiale. Elle est déjà devenue telle en termes de pouvoir d’achat comparé, et il est estimé qu’en 2050 son économie sera 72% plus forte que celle des Etats-Unis (3). Cette performance, elle la doit à l’humilité qui lui a fait accepter d’être « l’atelier du monde » ; à la clarté de ses objectifs (les « quatre modernisations ») ; à la discipline de son peuple autour de son leadership politique ; à l’exigence de transfert technologique dans tous les échanges; à une politique étrangère scrupuleusement respectueuse du principe de non-intervention dans le affaires internes des autres pays ; et, last but not least, à un investissement effréné dans l’éducation, la recherche et l’innovation.

A l’opposé, les Etats-Unis, qui comme la plupart des autres pays avancés ont « délocalisé » sans compter, qui se sont empêtrés dans des guerres quasiment innombrables, qui souffrent de graves fractures sociales et raciales, sont en perte de vitesse et nul, en fait, ne sait quel avenir les attend.

Pour l’heure, ils (les USA) se sont engagés dans une guerre commerciale ouverte contre la Chine, « relocalisent » autant qu’ils peuvent et imposent des mesures protectionnistes même à ceux qui par le passé étaient leurs alliés et leurs protégés. Cela leur rendra-t-il leur leadership mondial naguère incontesté ? Rien n’est moins sûr.

Le monde, aujourd’hui, est confiné. Chaque pays se replie sur lui-même et, tout en s’efforçant de contrôler la pandémie de la COVID-19, s’ingénie à trouver des moyens de supporter l’économie et de venir en aide aux couches les plus pauvres de sa population. Les plus chanceux, ou ceux qui émergeaient le plus vigoureusement, ne renonçant pas à des formes de coopération dépassant leurs frontières, se rabattent sur des formules régionales. C’est ainsi qu’autour de la Chine est en train de se constituer le RCEP (Regional Comprehensive Economic Partnership—en français : le Partenariat Economique Régional Global). Les USA de leur côté, comme on sait, ont forcé le remplacement du NAFTA par l’Accord dit « USMCA » (US-Mexico-Canada Agreement). Entre les deux rives du Pacifique, et après s’être délesté des USA (ou l’inverse, peu importe), le CPTTP (Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership), impliquant onze pays, vient d’être lancé. Ces nouveaux blocs commerciaux viendront s’ajouter à des structures plus anciennes, telles que l’Union Européenne, le Mercosur d’Amérique du Sud, la CEDEAO d’Afrique de l’Ouest, structures qui ont le choix maintenant entre se redynamiser ou disparaitre.

Cette fragmentation du système du commerce international, qui se reflète d’ailleurs dans une quasi-paralysie de l’OMC, est-elle définitive ou simplement conjoncturelle ? Certains soutiennent qu’elle n’est qu’un pis-aller en attendant des jours meilleurs. C’est sous-estimer le potentiel des toutes-nouvelles technologies. Il n’est en effet nullement exagéré de dire que grâce à celles-ci il ne sera plus nécessaire pour les économies les plus avancées de faire manufacturer des produits intermédiaires à l’autre bout du monde. A la limite, on peut également dire qu’à l’avenir les économies les plus avancées n’auront plus besoin de pays extérieurs à leur zone d’échange privilégiée que pour l’approvisionnement, éventuellement, en matières premières. Les déjà vieilles « chaînes de valeur globales » font bien partie du passé. 

Lire aussi : Le Maroc et le monde après la covid-19 : I- De quelques limites du système capitaliste néolibéral mondialisé – Par Ahmed Herzenni

La fragmentation du globe qui s’ébauche sera d’autant plus durable qu’en réalité elle n’obéit pas uniquement à une logique économique. Des facteurs culturels, voire psychologiques, la surdéterminent. En Occident blanc on admet difficilement que des nations de races considérées naguère--mais est-ce naguère seulement ?--comme inférieures aient pu non seulement entrer dans la course--une course dont c’est lui qui avait défini les règles--mais remporter cette course, et « garder le titre », pour une durée indéterminée. Dans les couches les plus populaires de cet Occident blanc, l’étranger venant du Sud, principalement, qu’il appartienne à une nation « émergée » ou soit un migrant « ordinaire », est celui qui « vole mon travail » et « me retire le pain de la bouche ». Sûrement, les victimes de ces représentations sécrètent à leur tour à l’encontre de leurs auteurs des pensées non moins lapidaires. Résultat : la peur de l’Autre se généralise, ainsi que le repli pseudo-identitaire.

Mais la race reste un vêtement trop large, et trop décrié pour celui qui cherche un refuge identitaire. L’ethnie, la langue et la religion semblent plus appropriées. C’est ainsi qu’on voit se distinguer dans le monde d’aujourd’hui de grands ensembles ethnico-linguistiques et religieux, qui correspondent d’ailleurs à peu près aux « civilisations » identifiées il y a 25 ans par Samuel Huntington (4) : en Occident, y compris l’Amérique du Sud et l’Australie : l’ensemble romano-celte catholique ; l’ensemble germanique protestant et l’ensemble balto-slave chrétien orthodoxe. En Asie : les ensembles chinois et nippon confucéens (bien qu’ici il ne s’agisse pas de religion au sens strict) ; l’ensemble indien hindouiste ; l’ensemble musulman chiite et l’ensemble musulman sunnite. En Afrique on ne distingue pas d’ensemble, tant la diversité ethnique, linguistique et religieuse est grande.

Aucun de ces ensembles n’est parfaitement homogène. Tous incluent des ethnies, des langues, et des religions ou des dénominations et rites religieux minoritaires. Mais à des degrés divers. L’homogénéité est plus grande en Occident, c’est un fait, et c’est certainement un facteur de sa puissance jusqu’ici, et un résultat de sa puissance : qui dit puissance dit prospérité et la prospérité permet d’estomper les différences. A l’inverse et si l’on ne compte pas l’Afrique, l’homogénéité est la plus faible dans les ensembles musulmans…

Il est encore plus vrai qu’ensembles ethnico-linguistiques et religieux, d’une part, blocs commerciaux, d’autre part, ne se correspondent pas exactement pour l’heure.

Notre conviction cependant est que dans la dynamique des affrontements ils tendront immanquablement à se confondre.

L’avenir verra des conflits féroces entre ces ensembles et blocs, et en leur sein. A l’intérieur des blocs et ensembles, il y aura des défections et probablement des tentatives de « nettoyage ». Il y a dans le monde des forces qui n’auront de cesse qu’elles n’aient réussi à transformer la terre entière en un ensemble unique, mais fait de minorités.

Entre les grands blocs et ensembles, comme chacun sait, la guerre est déjà lancée. Gardera-t-elle sa forme commerciale actuelle ou, à n’importe quel moment, se transformera-t-elle en guerre armée ? Nul ne le sait. Le plus probable est que nous vivrons longtemps sous un nouvel « équilibre de la terreur », car le rapport de forces entre les deux principaux groupes de protagonistes (le groupe occidental réunissant les mondes catholique et protestant et … le Japon, et le groupe formé par les mondes chinois et slave) semble plus ou moins égal. Seuls les mondes indien et musulmans pourraient, théoriquement, le faire pencher plus nettement d’un côté ou de l’autre. Mais, en pratique, le monde musulman tel qu’il se présente aujourd’hui ne compte pas. La décision appartiendra donc à cet acteur inattendu ; l’Inde. La patrie du non-alignement choisira-t-elle quand même de se ranger avec un camp, ou préfèrera-t-elle exercer un magistère spirituel en faveur de la paix et de la coexistence des peuples ? Qui vivra verra.

En tout cas, miser sur un dénouement rapide de l’affrontement planétaire entre le nouvel Est et le nouvel Ouest est sûrement erroné. Parier sur une défaite inéluctable, même à moyen terme, du second serait encore plus erroné. L’Ouest peut perdre la guerre économique et commerciale et probablement la perdra. Mais il n’aura pas perdu tous ses atouts, et notamment le plus important, le plus congénital de ses atouts, à savoir sa culture, que l’humanité a d’ailleurs tout intérêt à préserver. Seule la culture occidentale en effet, parce qu’elle ose postuler une distance réduite entre l’humain et le divin, a permis (à des humains) l’exercice illimité de leur raison, la formation de l’ambition folle de dominer la nature, la capacité d’innover et de produire pratiquement toutes les aménités qui permettent aujourd’hui à tous, virtuellement du moins, de vivre une vie longue et plus ou moins confortable. Il serait suicidaire de rejeter, ou de marginaliser, ou de laisser dépérir cette culture. Au contraire, quel que soit le sort des compétitions économiques et commerciales ou militaires, il faudra lui réserver toute la place qu’elle mérite, dans les domaines où elle excelle, à côté des autres cultures, qui devraient bénéficier elles aussi des espaces où elles peuvent exceller.

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*Ahmed Herzenni est sociologue. Ancien détenu politique, il est l’un des principaux instigateurs de la mouvance maoïste au sein de la Nouvelle Gauche apparue vers la fin des années soixante du siècle dernier. Il a notamment été secrétaire général du Conseil Supérieur de l’Enseignement, puis président du Conseil Consultatif des Droits de l’homme. Ahmed Herzenni est actuellement ambassadeur itinérant de SM Le Roi.