chroniques
Macky Sall dans les pas de Senghor- Par Hatim Bettioui
A Asilah, le président Sall a demandé à Mohammed Benaïssa, le secrétaire général du forum, de prendre le même chemin que Senghor avait emprunté. L’essentiel de leur conversation durant le trajet a porté sur Senghor, raconte Benaïssa.
Le président sénégalais Macky Sall a créé une vive controverse locale et internationale en reportant les élections présidentielles du 25 février 2024. Des observateurs et surtout ses opposant voient dans cette décision des tendances autoritaires chez le président Sall, tandis que d'autres le considèrent carrément comme un coup d'État contre la constitution, une première dans l'histoire de la République du Sénégal.
Le président Sall, lui, a nié tout autoritarisme tout comme il a rejeté la velléité de briguer un troisième mandat. Ceux qui le connaissent de près attestent qu’il est inconcevable pour lui d’hypothéquer le modèle démocratique pluraliste que le pays a commencé à construire dans les année soixante sous "le bâtisseur du Sénégal moderne", le président-poète Léopold Sédar Senghor. De même il ne pourrait admettre que la fin de ses deux mandats soit entachée par le déraillement du pays et la remise en cause de "l'exception sénégalaise" dans la région de l'Afrique de l'Ouest.
Sa conférence de presse jeudi soir semble donner raison à ceux qui l’absolvent de tout désir de s’éterniser au pouvoir. Si le président sortant a laissé en suspens la date de la présidentielle dont la fixation dépendra, a-t-il déclaré, de l’issue du dialogue nationale et de son aboutissement à un large consensus, il a en même temps assuré qu'il quitterait son poste comme prévu le 2 avril, que son successeur soit connu ou pas, laissant à ce que prévoient les dispositions de la Constitution de prendre le relais.
Procès d’intention
Depuis son indépendance en 1960, le Sénégal a connu 12 élections présidentielles. Se sont ainsi succédé Léopold Sédar Senghor (1960-1980), Abdou Diouf (1980-2000), Abdoulaye Wade (2000-2012), et Macky Sall (2012-2024).
En arrivant au pouvoir, ce dernier a modifié la durée du mandat présidentiel, la réduisant de sept à cinq ans. À l'époque, les plus sceptiques étaient déjà dans le procès d’intention, suggérant que le président Sall cherchait à obtenir un troisième mandat en contournant la constitution qui n'en autorise que deux mandats.
Malgré les nombreux débats qu’avait a suscités la modification de la constitution, et le brouhaha médiatique qui l’a accompagnée, c’est en définitive "beaucoup de bruit pour (presque) rien". Car à supposer que le président Sall obtienne un troisième mandat, il ne gagnerait que trois années supplémentaires au pouvoir, dix-sept ans au lieu de quatorze qui n’apporteraient que plus de problèmes pour peu d’avantages.
Sans la modification de la constitution, il aurait passé 14 ans au palais présidentiel, mais avec la modification et la durée du mandat fixée à cinq ans par mandat, il pourrait passer tout au plus17 ans (un premier mandat de sept ans et le deuxième et troisième de cinq ans chacun).
Néanmoins, les questions induites par le report des élections, restent entières : qui est derrière ce report ? Est-ce une manœuvre du président lui-même ? Ou est-ce le Parti démocratique sénégalais dirigé par le fils de l'ancien président Abdoulaye Wade, Karim Wade qui est derrière le report ?
La situation a commencé à se compliquer un peu plus avec l’annonce le 20 janvier dernier du Conseil constitutionnel excluant de liste finale des candidats Karim Wade en raison de l’abandon de sa double nationalité française qui n’a pas été rendu public par la France à temps. Ce qui l'a poussé à s’attaquer au Conseil constitutionnel, accusant certains de ses juges de corruption. La situation s'est compliquée davantage lorsque le Conseil constitutionnel a maintenu dans la liste des vingt candidats, Bassirou Dioumaye Faye, en détention et proche de l’irréductible opposant Ousmane Sonko, lui-même actuellement emprisonné pour viol, corruption de mineurs et menaces de mort, des accusations que Sonko a toujours niées, les imputant à un complot politique pour l'écarter de la course présidentielle, ce que le pouvoir de son coté dément catégoriquement.
Eviter la surtension
Pour faire aboutir la démarche de de Karim Wade, le groupe de son parti au parlement a demandé et obtenu la création d'une commission d'enquête parlementaire pour examiner la validité des candidatures approuvées par le Conseil constitutionnel. Une crise a éclaté entre l'Assemblée nationale (parlement) et le Conseil constitutionnel concernant des allégations de corruption de juges constitutionnels.
La crise ainsi ouverte par la confrontation entre les deux institutions, la législative où le président dispose de la majorité, et la constitutionnelle, a permis au président de la république qui bénéficiera du soutien du parlement et naturellement de son gouvernement, de prendre la décision du report de la présidentielle pour lui éviter, explique-t-il, de se dérouler dans un climat d’extrême tension comportant de sérieux risques de déstabilisation du pays.
Il n’en fallait pas plus pour que l’opposition interprètent sa décision par la volonté du président Sall d'empêcher Faye, le candidat de la coalition soutenant Sonko, d'accéder au pouvoir. D'autres estiment en revanche qu’elle est motivée par la crainte de l’impact des conflits électoraux sur la stabilité politique du pays. Il font prévaloir ainsi que Macky Sall ne pourrait se satisfaire de quitter le pouvoir sans s’être assuré auparavant que tout a été fait pour que l’élection de son successeur se fasse dans une ambiance apaisée et avec le plus large consensus possible afin d’éviter au Sénégal les troubles post-électoraux habituels en Afrique.
Wade pour contrecarre le trublion Sonko ?
Au milieu de ce magma, nombre de questions intrigantes se posent. Quel intérêt a, en effet, le président sortant à mettre en péril le processus constitutionnel pour Karim Wade, son ancien ennemi acharné ? Quelle est la validité du pari sur son ennemi d'hier comme successeur potentiel ? Le président Sall est-il vraiment convaincu par son Premier ministre Amadou Ba, choisi par le parti au pouvoir comme candidat aux élections présidentielles, malgré son manque de charisme et de popularité ? Et est-il vrai que le candidat présidentiel Amadou Ba a joué un rôle dans le déclenchement de la crise entre le parlement et le Conseil constitutionnel ? Et, last but not least, est-ce que Karim Wade est le seul capable de battre le trublion Sonko soutenu par un fort courant dans l’opinion publique sénégalaise ?
L’avenir proche le dira. Mais d’ores et déjà il est fort probable que le report des élections permettra à Karim Wade de se remettre dans la course, maintenant que son renoncement à sa nationalité française a été acté le 16 janvier dernier par la publication d'un décret, mettant fin à l’interdit que fait la constitution sénégalaise aux porteurs d’une double nationalité de se présenter à la présidence.
Mais une chose parait sûre. Le président Sall ne reproduira pas ce que le président ivoirien Alassane Ouattara, élu pour un troisième mandat, a fait. L’ambition de Sall se porte sur le modèle Senghor.
Dans les pas de Senghor
Au début des années 70, le président défunt Senghor a accueilli au palais présidentiel de Dakar le directeur général de l'Organisation mondiale pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) de l'époque, Addeke Hendrik Boerma (1967-1972), pour un déjeuner comprenant un plat de couscous que le président a commandé après avoir appris que l'un des accompagnateurs de Boerma était un jeune Marocain, Mohamed Benaïssa, qui deviendra plus tard ministre de la Culture puis des Affaires étrangères du Royaume du Maroc. Il était alors conseiller en communication pour la FAO en Afrique de l'Ouest, basé au Ghana.
Benaïssa raconte comment Senghor a commencé à parler du grand peuple sénégalais, exprimant sa gratitude envers ce peuple à 90% constitué de musulmans qui lui ont fait l'honneur d'être président du pays malgré sa foi chrétienne. En réponse pour cet honneur, il a pointé du doigt un grand et maigre jeune homme musulman assis à une autre table, Abdou Diouf, qui venait tout juste d'être nommé Premier ministre. Senghor a ajouté : "C'est la personne que j'ai préparée pour l'avenir".
Cela s'est réalisé en 1980, lorsque Senghor a quitté la présidence et la politique pour se plonger davantage dans le monde de la poésie et de la culture et pour fonder une institution portant son nom. Cependant, le président Diouf n'a pas été très reconnaissant. Après avoir pris le pouvoir, il a privé Senghor de tous les privilèges normalement accordés aux anciens présidents dans divers pays du monde, mais c’est une autre histoire.
En mars 2013, le roi Mohammed VI a effectué sa première visite officielle au Sénégal suite à l'élection de Macky Sall en tant que président du pays en 2012. Lors d'un dîner qu'il a organisé en l'honneur de son hôte, le président Sall a évoqué dans son discours la ville marocaine d'Asilah, réputée pour son festival culturel international, à deux reprises.
Il a parlé de l'attachement d'Asilah à l'ancien président Senghor, qui était un visiteur régulier de la ville, et qui a sa place baptisée de son nom, en plus d'avoir célébré lors d'un magnifique hommage en tant que "Père du Sénégal moderne", premier président du pays.
‘’Je n'oublie pas, a-t-il, que Senghor a été à l'honneur lors du festival d'Asilah 2006 pour commémorer le centenaire de la naissance du président poète."
Cinq ans plus tard, fin juin 2018, le président Sall a participé aux activités du 40e Forum international d'Asilah et a prononcé un discours lors de la première conférence sur "l'intégration africaine". Dès son arrivée à Asilah, le président Sall a demandé à Mohammed Benaïssa, le secrétaire général du forum, de prendre le même chemin que Senghor avait emprunté. L’essentiel de leur conversation durant le trajet, raconte Benaïssa, a porté sur Senghor.
Le président Sall, bien qu'opposant au régime de Senghor dans sa jeunesse, il. était maoïste à l’époque, semblait fasciné par Senghor à Asilah. Et c’est certainement dans l’exemple de Senghor qu’il cherche son inspiration et sa détermination. Macky Sall l’a montré quand il a courageusement résolu la question de sa non-candidature pour un troisième mandat, mettant fin aux spéculations, et de la même manière il a été capable de détermination sur la question du report des élections. Ne lâchant rien, il est visiblement résolu à réunir les conditions nécessaires et suffisantes pour un scrutin présidentiel serein.