Faouzi Skali et Michael Barry échangent autour d’Ibn Arabî et de Rûmî - Par Hassan Zakariaa

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De G à D : Faouzi Skali, écrivain marocain, anthropologue, ethnologue et spécialiste en sciences de religions, et Michael Barry, écrivain américain, professeur au département d’études proche-orientales à l’université de Princeton

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Par Hassan Zakariaa

Jeudi 21 mars 2024, Farida Jirari, Directrice de l’Association pour le Progrès des Dirigeants (APD) a souhaité exposer, lors d’une rencontre à Casablanca, un auditoire impressionnant de dirigeants à une thématique qui était une invitation à réfléchir sur les enseignements spirituels de deux des plus grands maîtres du soufisme de tous les temps , Ibn Arabî et Rûmî. 

Cette soirée était conçue comme une mise en miroir, d’abord des deux intervenants eux-mêmes, l’un Marocain, l’autre Américain (enseignant à Princeton), spécialistes tous les deux du soufisme. Le premier dans sa version arabe, avec comme figure de proue Ibn Arabî, le second dans sa version persane dont la plus grande figure est sans conteste Rûmî. 

Les deux conférenciers ont ensuite fait des exposés d’une heure chacun au cours desquels des convergences insoupçonnées se dessinaient avec toujours ce même questionnement en filigrane : quelles sont les raisons pour lesquelles les œuvres de ces deux pôles du soufisme d’Orient (Rûmî a vécu à Konya) et d’Occident (Ibn Arabî lui a vécu pour une bonne partie de sa vie en Andalousie et au Maroc) ont connu depuis des siècles une postérité universelle qui ne s’est jamais démentie ? Et pas seulement pour un public musulman. Les recueils de poésie les plus lus aux Etats-Unis, toutes littératures confondues, sont ceux de Rûmî. Dans le monde entier des centres de recherche sont dédiés, comme à Oxford, aux études dites Akbarienne (sur Ibn Arabî). 

Que nous disent ces deux spirituels, qui ont vécu au 13ème siècle, se sont rencontrés et ont fréquenté les mêmes milieux soufis de l’époque, qui soit si universel et si important ? Les deux interventions, de Faouzi Skali et Michael Barry, ont donné lieu à des développements multiples. Mais il y a là un fil conducteur qui s’est exprimé symboliquement par deux récits rapportés respectivement par chacun des conférenciers. D’abord celui de l’histoire de ce roi, présentée et lue par Michael Barry en persan et en français, qui voulait, selon Rûmî, mettre en concurrence deux groupes d’artistes peintres, au sommet de leur art. Le premier constitué par des grecs et le second par des chinois. Ils furent disposés dans une grande salle du Palais où deux murs parallèles étaient séparés par un rideau. Chaque équipe devait procéder à la réalisation d’une fresque artistique exceptionnelle. Pendant que les Chinois déployaient pour cela sur leur mur les techniques artistiques les plus sophistiquées, les grecs se sont contentés de poncer et polir le pan de mur qui leur a été octroyé pour le rendre lisse et sans tâche. 

Une fois le rideau de séparation retiré, le roi visitant en premier la fresque des Chinois fut immédiatement émerveillé devant une réalisation d’une si grande perfection et ne pouvait imaginer qu’on puisse en faire de plus belle. Il se tourna ensuite vers l’œuvre des artistes grecs pour découvrir qu’elle était la même que celle des Chinois. Mais, projetée dans un mur transformé en un pur miroir, sa beauté et son mystère étaient démultipliés au-delà, dit Rûmî, de « toute mesure et de toute limite ».

Cette symbolique d’une mise en miroir va aussi être celle du récit, rapporté par Faouzi Skali, de la rencontre à Cordoue entre Ibn Arabî , encore jeune adolescent, avec le philosophe et commentateur d’Aristote Ibn Rochd ( Averroès ). Ce récit étonnant figure dans « Les illuminations mekkoises » d’Ibn Arabî et on peut en trouver une version en français dans l’étude de référence d’Henry Corbin intitulée « L’imagination créatrice dans le soufisme d’Ibn Arabî ». 

Face à la question d’Ibn Rushd sur les conditions de production de la connaissance, Ibn Arabî en arrive à la conclusion suivante : la connaissance spirituelle n’est ni identique ni différente de la connaissance rationnelle. De la même manière, ajoute Faouzi Skali, que l’on ne peut pas dire que l’image d’un objet qui se projette dans un miroir est cet objet lui-même, ni qu’elle soit différente de lui. Comme une fresque projetée dans le miroir de l’âme (l’âme étant par définition un miroir, une psyché, l’espace selon Ibn Arabî par excellence de la pensée imaginale, pour reprendre une expression d’Henry Corbin) la pensée spirituelle englobe la pensée rationnelle et la dépasse. 

Nous sommes dès lors devant l’une des grandes énigmes de notre histoire. Que se serait-il passé si au carrefour du 12ème-13ème siècle le monde avait plutôt choisi la voie de la connaissance évoquée par Ibn Arabî ( surnommé à son époque le fils de Platon ) plutôt que celle d’Averroès qui a introduit la pensée aristotélicienne dans le monde occidental, avec l’ensemble des conséquences historiques et culturelles qui s’en sont ensuivies ? 

C’est à cette question que nos deux conférenciers ont tenté de répondre, dans un échange riche et passionnant avec l’auditoire. Et si la voie d’Ibn Arabî, et en miroir celle de Rûmî , étaient à même de nous faire sortir de l’impasse de la conception d’un humanisme qui semble aujourd’hui en voie de se retourner contre lui-même et de se nier, en se fondant , dans un transhumanisme ? 

La même question se pose quant à la conception que nous nous faisons de la religion comme porteuse de valeurs spirituelles ou au contraire d’idéologies réductionnistes et instrumentalisées en tant que telles pour aboutir aux catastrophes humaines et morales que l’on voit aujourd’hui partout autour de nous se déployer, et dont la tragédie de Gaza est l’expression ultime ? 

Ne sommes-nous pas devant la possibilité d’opter pour un nouvel humanisme, qui ne se construit pas contre mais avec le spirituel ? Qui englobe les valeurs déployées par le précédent dans une dimension plus large où la foi et la raison peuvent entrer dans une dialectique féconde et constructive ? 

Ces questionnements partis de considérations spirituelles, et qui concernent chacun d’entre nous, nous interrogent en dernier ressort sur le type de civilisation que nous pourrions léguer aux générations futures. 

Ils montrent que les enseignements d’Ibn Arabî et de Rûmî constituent un patrimoine universel, culturel et spirituel qu’il nous appartient encore d’explorer.

Michael Barry écrivain américain, né en 1948 à New York. Il est professeur au département d’études proche-orientales à l’université de Princeton,

 

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