Culture
La chanson amazighe du Moyen Atlas : des mélodies ancestrales aux notes numériques
L’artiste khénifrienne Chrifa Kersit, si elle est restée fidèle à son style vocal depuis le début de sa carrière artistique en 1980 a dû, dit-elle, suivre l’évolution de son époque en incorporant de nouveaux instruments musicaux
Par Mohamed LACHHAB (MAP)
Rabat - Des sommets des montagnes majestueuses de l’Atlas, émane sa voix fraiche et cristalline, brisant le silence des rochers, tout en faisant vibrer les chênes de Khénifra, les pins d’Azilal et les cèdres d’Ifrane. Il s’agit de Aicha, une jeune du Moyen Atlas à la voix captivante qui se passe des instruments musicaux ou des effets sonores pour résonner avec force et puissance.
Installée sur un rocher surplombant sa maison non loin des sources de l’Oum Er-rbia (province de Khénifra), Aicha, la trentaine, chante des airs de "Tamawayt", un genre musical qui se distingue par la longueur du souffle, interprété par un homme ou une femme avec une passion reflétant des images sonores de supplication humaine difficiles à ignorer.
Plongée dans le "Tamawayt", Aicha semblait être en parfaite fusion avec la mélodie poignante émanant de sa voix pure, et avec les paroles expressives qui jaillissent de sa langue amazighe éloquente. Après quelques minutes passées dans son sanctuaire musical, cette jeune Khénifrienne sourit et raconte, dans des déclarations à la MAP, son attachement profond à cet art depuis sa plus tendre enfance.
Avec des yeux perçants, elle contemple les montagnes qui se dressent devant elle et les vallées s’étendant à perte de vue avant de lancer un long soupir en disant : "J’aime chanter et je trouve ma liberté dans le Tamawayt. J’ai appris cet art quand j’étais enfant, et avec le temps, il est devenu une partie intégrante de mes rituels quotidiens."
Des passionnés du "Tamawayt" et d’autres styles de musique amazighe comme Aicha, le Maroc en compte énormément, depuis la nuit des temps. Certains se sont engagés dans cet art juste pour le plaisir et le bien être, et d’autres ont affuté leur talent inné, devenant des porte-flambeaux de la chanson amazighe moderne. Ils ont été suivis par d’autres, guidés par le besoin de suivre l’évolution de leur époque.
Du "Tamawayt" à la musique contemporaine en passant par l’Ahidous et d’autres genres poétiques chantés, la chanson amazighe est apparue dans le Moyen Atlas il y a des siècles et s’est adaptée aux différentes époques, pour constituer un élément enrichissant de la culture et de l’identité marocaines.
Dans un entretien à la MAP, le professeur et chercheur en art et patrimoine amazighs, Abdelmalek Hamzaoui, a fait savoir que la musique amazighe est née avec l’homme amazigh qui chantait tout en labourant ou moissonnant, et la femme berbère qui fredonnait en tissant, filant la laine ou moulant le blé, par exemple".
Selon le professeur Hamzaoui, l’art du "Tamawayt" est inspiré de l’environnement et du vivant de l’homme amazigh dans le Moyen Atlas. "Il était utilisé en temps de guerre pour transmettre des messages cryptés entre les villages des montagnes, et en temps de paix pour une communication codée entre un homme et une femme, unis par l’amour et tourmentés par le chagrin". Cet art utilise le rythme, le message et la puissance vocale, a-t-il expliqué.
La défunte "Yamna Naâziz Tafrsit", née dans la région de Khénifra en 1930, a été la première à enregistrer cet art, possédant cinq enregistrements mémorables dans les archives de la radio nationale.
Si le Tamawayt et l’Ahidous sont les "parents légitimes" de la chanson amazighe dans le Moyen Atlas, comme le soutient le professeur Hamzaoui, feu Hammou El Yazid, né en 1927 à Aïn Leuh, a été le premier à composer la chanson amazighe de l’Atlas et à en poser les bases. Il était un homme aux multiples talents, un chanteur brillant et un compositeur doué qui chantait les paroles des poètes qu’il côtoyait sur les marchés de par son métier de cordonnier.
Parmi les noms qui ont accompagné Hammou El Yazid et contribué à jeter les jalons de la chanson amazighe dans le Moyen Atlas, figurent également Oussidi Benacer, Moha Ouali Oumouzoun, Ichou Hassan et bien d’autres. Tirant parti du legs des pionniers, une deuxième génération a émergé, faisant évoluer la chanson amazighe de la phase fondatrice à l’étape "d’affirmation de soi". Certains d’entre eux ont modifié les caractéristiques techniques des instruments de musique pour les adapter aux sons amazighs et aux vers poétiques chantés.
D’après M. Hamzaoui, "Loutar", par exemple, avait à l’origine deux cordes, avant qu’une troisième ne lui soit incorporée. Le défunt Mohamed Rouicha a eu le mérite d’y inclure une quatrième corde, contribuant ainsi à élargir le champs des sonorités et gammes musicales en vogue au Moyen Atlas.
Contrairement à feu Rouicha, l’artiste Ouchouch Lhacen est connu pour avoir retiré la quatrième corde du violon afin de jouer d’autres notes avec plus d’aisance.
Parmi les changements qui ont touché les instruments de musique dans le Moyen Atlas, il y a lieu de citer le remplacement de la peau de chèvre utilisée dans "le bendir amazigh" par une peau synthétique qui ne s’affecte pas par le froid.
Dans ce contexte d’évolution, la chanson amazighe a pu être documentée de manière précise au cours des années 1950. Selon M. Hamzaoui, les enregistrements de la chanson amazighe en général, et du Moyen Atlas en particulier, ont commencé modestement en 1952, mais ils ont connu un grand développement après l’indépendance avec le lancement de la section amazighe à la radio nationale.
Feu Hammou El Yazid a été le premier à enregistrer à la radio, inaugurant ainsi cette étape importante de l’histoire de la musique amazighe de l’Atlas.
Et grâce aux enregistrements radiophoniques et à l’émergence des studios de production, conjugués à une révolution technologique remarquable, les générations qui se sont suivies ont pu poursuivre la marche des pionniers et enrichir cet art de différentes manières. Parmi eux, l’artiste khénifrienne Chrifa Kersit, qui a déclaré à la MAP qu’elle était restée fidèle à son style vocal depuis le début de sa carrière artistique en 1980, mais qu’elle a dû suivre l’évolution de son époque en incorporant de nouveaux instruments musicaux tels que le piano et l’orgue. "L’ère de la rapidité" l’a obligée à interpréter des chansons courtes ne dépassant pas 4 minutes, tandis que ses anciennes chansons duraient près d’une heure et demi.
Dans des déclarations similaires, l’artiste Abdelaziz Ahouzar a indiqué qu’il avait beaucoup appris de la génération des pionniers, mais qu’il avait emprunté un chemin particulier en puisant dans les rythmes marocains authentiques, préservant ainsi la singularité de la chanson amazighe de l’Atlas à travers le monde.
Il a noté que son style lui a permis depuis 1992 d’enrichir le répertoire de la chanson amazighe dans le Moyen Atlas avec plus de 35.000 enregistrements.
Contrairement à Ahouzar, l’artiste Mustapha Oumeklil, né en 1973 à Lekbab (province de Khénifra), a révélé que son style, fortement influencé par le raï et la musique indienne, apporte une nouvelle touche à la chanson amazighe dans le Moyen Atlas.
Les artistes Ahouzar et Oumeklil conviennent que l’évolution technologique, bien qu’ayant contribué au rayonnement national et international de la chanson amazighe, a fait éclore une nouvelle génération d’artistes qui usent les effets sonores et les "tricks vocaux" pour dissimuler son manque de créativité.
A ce sujet, le jeune artiste Nabil Baja a expliqué à la MAP que l’objectif de l’utilisation des effets sonores et de la distribution numérique est de s’adapter à son époque et de faire aimer la chanson amazighe du Moyen Atlas aux générations futures.
Il a souligné que sa popularité sur YouTube est due à son style innovant de réinterprétation des chansons des pionniers, alliant authenticité amazighe et rythmes orientaux, occidentaux, et autres.
Dans le même contexte, le jeune artiste Younes El Haouari a révélé que sa passion pour la chanson amazighe l’a poussé à créer son propre studio, notant que son style musical "puise dans les modèles amazighs connus dans le Moyen Atlas tout en suivant les évolutions numériques dans la musique et le son. Par exemple, la chanson "Ndda Ndda", bien qu’originellement ancienne, a été produite avec un arrangement moderne qui a été bien accueilli par le public".
Alors que les avis restent partagés entre les demandes de s’accrocher aux sons amazighs classiques du Moyen Atlas et l’appel à l’ouverture sur les rythmes mondiaux, les recherches indiquent que la chanson amazighe du Moyen Atlas a été influencée et a influencé au fil du temps différents genres musicaux, lui conférant une singularité qui enrichit la culture marocaine.
Dans ce contexte, le professeur et chercheur en musique Ahmed Eidoun a estimé que les gammes utilisées dans la musique du Moyen Atlas ont des origines orientales, les plus fréquentes étant Bayati, Saba, et Hijaz. Cependant, ces gammes "diffèrent de leurs équivalentes orientales dans la composition musicale et les compositeurs de l’Atlas n’utilisent de la gamme que son genre sans sa branche".
M. Eidoun a ajouté que la chanson amazighe du Moyen Atlas et l’art du Malhoun s’influencent mutuellement en ce qui concerne les formes poétiques, précisant que les gammes et les rythmes de l’Atlas ont étoffé certains aspects de l’art de l’Aïta et de la chanson populaire en général.
Il a par ailleurs noté que contrairement à la musique andalouse et au Malhoun, les autres genres musicaux régionaux, y compris la musique amazighe de l’Atlas ne sont pas enseignés par la plupart des instituts de musique dans notre pays.